Quel est le rapport entre l’attribution du Prix Nobel de Physique 2013 aux professeurs François Englert, docteur en Physique de l’Université Libre de Bruxelles et Peter W Higgs docteur en Physique du King’s College, université de Londres, et la mondialisation ?
François Englert, professeur à l'ULB, prix Nobel de Physique 2013
Depuis la moitié du XIXe siècle où la révolution industrielle fit sentir ses effets, les équipes scientifiques étaient nationales et beaucoup de savants travaillaient individuellement ou pour les grandes entreprises de l’époque. Les universités n’avaient pas encore intégré la recherche scientifique, se concentrant en priorité sur l’enseignement. Cependant, depuis qu’elle existe, la recherche a été universelle. Jamais aucun pouvoir féodal, religieux, national n’a réussi à totalement l’empêcher de franchir les frontières.
Le XXe siècle a vu la naissance de la théorie de la relativité et donc d’une meilleure connaissance de l’Univers et de la matière qui a été confirmée par l’observation et l’expérience. La découverte de l’atome et de son noyau qui restaient jusqu’alors ignorés ou mal connus, a permis une nouvelle exploitation de la matière par, entre autres, la découverte de la radioactivité. Dès lors, l’homme fut pour la première fois capable d’en dégager une énergie considérable, jamais atteinte auparavant.
Aussi, la nature de la recherche scientifique en fut profondément modifiée. Elle devenait pour la première fois un enjeu stratégique majeur. Auparavant, la science servait au prestige des rois et plus tard des nations. Lorsqu’on s’aperçut qu’elle pouvait générer des armes puissantes et dévastatrices, son statut a changé. La recherche n’était plus au service de la science, par définition universelle, mais à la botte des politiques stratégiques des puissances nationales.
D’autre part, elle était devenue indispensable à l’industrie.
Aussi, se mena une guerre larvée entre, d’une part les chercheurs scientifiques et d’autre part les puissances et les grands intérêts financiers. Les scientifiques sont jaloux de leur indépendance qu’ils estiment vitale pour faire progresser la connaissance de l’Univers. Les utilisateurs – Etats ou multinationales – veulent mettre la science au seul service de leurs objectifs stratégiques et financiers.
Cependant, le développement scientifique devenant de plus en plus coûteux et nécessitant des laboratoires sophistiqués ne peut désormais se faire sans l’aide publique. Qui dit aide publique, dit contrôle de l’Etat. C’est d’ailleurs un paradoxe. La recherche scientifique publique parvient à échapper à la pression des lobbies des multinationales, ce qui assure son indépendance, mais, d’un autre côté, elle dépend du bon vouloir des gouvernements qui est souvent influencé par les lobbies des mêmes multinationales. Aujourd’hui, bien sûr, avec les politiques néolibérales d’affaiblissement de l’Etat, le secteur privé tente de mettre la main sur la recherche scientifique lui retirant ainsi toute liberté dans la recherche.
Le coût de la recherche a généré un autre phénomène : son internationalisation. Certes, les savants n’avaient pas attendu la question du financement pour travailler ensemble par delà les frontières. Mais la question financière et la division du monde en deux blocs amena les puissances occidentales et particulièrement les Etats-Unis à instaurer une coopération internationale sous leur contrôle.
Le CERN, premier organisme supranational de recherche scientifique
Depuis le Prix Nobel de Physique 2013, on parle beaucoup du CERN (Centre Européen de Recherche Nucléaire), organisme supranational résultant d’un traité entre douze Etats fondateurs : l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, la France, la Grèce, l’Italie, la Norvège, le Royaume Uni, la Suède, la Suisse, les Pays Bas et la Yougoslavie.
L'immense accélérateur de particules du CERN près de Genève (vue aérienne)
Remarquons que ce traité date d’avant la fondation de la Communauté économique européenne (actuelle Union européenne) et qu’il est constitué de pays membres de l’OTAN et de trois pays neutres à l’époque (la Suède, la Suisse et la Yougoslavie) qui se sont mis d’accord sur la recherche commune en une matière « sensible » : le nucléaire.
Une autre mondialisation
C’est sans doute grâce à son indépendance que le CERN a pu mettre en œuvre des innovations collaboratives pour faire travailler ensemble des milliers de chercheurs scientifiques répartis dans le monde entier. En plus des résultats scientifiques spectaculaires qui ont permis des avancées majeures dans la connaissance de la Physique des particules, de la Physique théorique et de la structure de l’Univers, le CERN a mis au point des techniques de communications qui permirent à ces chercheurs de disposer d’outils performants et qui ont, par ricochet, révolutionné l’économie mondiale.
Ainsi, le World Wide Web, la fameuse toile d’araignée, a été proposée au CERN par Tim Berners-Lee – physicien anglais, spécialiste des ordinateurs – et mise au point avec Robert Caillau – ingénieur informaticien belge. Elle correspondait aux besoins des utilisateurs du plus grand accélérateur de particules, le LEP.
Tim Berners Lee et Robert Caillau ont inventé le World Wide Web au CERN
Le CERN a décidé de rendre publics le concept et la réalisation du Web sans le breveter. Comme l’écrit Berners-Lee : « Le CERN était le lieu idéal, peut-être le seul susceptible de permettre au Web de prendre son envol. Il concilie la liberté académique, l’esprit d’entreprendre et le pragmatisme qui, bien équilibrés, constituent le terreau du succès. »
D’autre part, le CERN apporte une contribution majeure au développement des logiciels libres et gratuits (1), notamment le système LINUX. Le CERN a établi une charte de l’utilisateur de logiciels libres.
Enfin, le CERN a mis en place un nouveau paradigme pour les publications par les éditeurs de revues à comité de lecture. Au lieu que les éditeurs soient financés par les universités sur la base du prix des abonnements, le CERN négocie avec les éditeurs le coût de la publication des articles dans les revues en question.
Comme le rappellent Gilles Cohen-Tannoudji et Michel Spiro dans leur ouvrage Le boson et le chapeau mexicain, (Gallimard, folio essais, 2013) : « Ces exemples sont parmi les plus spectaculaires de la contribution du CERN à une mondialisation innovante et collaborative avec une gestion de projet qui maximise en permanence la créativité. »
Voilà donc un exemple d’une autre mondialisation que la mondialisation dite « néolibérale » ou celle purement dictée par des considérations marchandes. Cette démarche mise au point par des scientifiques me semble être une des plus sérieuses alternatives et peut s’appliquer à d’autres activités que la recherche scientifique, comme l’art, la littérature. Bref, à tous les domaines créateurs.
On devrait sérieusement y réfléchir.
Pierre Verhas
(1) Rappelons qu’un logiciel libre est un logiciel gratuit dont l'utilisation, l'étude, la modification et la duplication en vue de sa diffusion sont permises, techniquement et légalement. Ceci afin de garantir certaines libertés induites, dont le contrôle du programme par l'utilisateur et la possibilité de partage entre individus. Ainsi, l’utilisateur d’un logiciel libre dispose du programme source et peut donc le modifier à sa guise, mais doit laisser ses éventuelles innovations gratuitement à la disposition de tous les utilisateurs. Il ne faut pas confondre logiciel libre et logiciel gratuit comme « Open Office » d’ORACLE qui résulte de la politique commerciale de cette firme qui, en outre, ne met pas la source à la disposition de l’utilisateur.