Le 21 octobre a eu lieu la première audience de Julian Assange dans le cadre de la procédure d’extradition vers les USA au tribunal de première instance à Westminster.
Un diplomate amoureux du droit et de la vérité
L’ancien ambassadeur de Grande Bretagne, Craig Murray rapporte le déroulement de cette audience qui a été traduit et publié en français sur le site du « Grand Soir ». Murray n’est pas n’importe qui. Né dans le Norfolk en 1958, il fit ses études dans un lycée du Norfolk qui était plutôt militariste. Il refusa de porter l’uniforme des cadets et ses résultats scolaires en pâtirent. Il a rejoint le parti libéral anglais dont il fut président des jeunesses d’East Anglian. Il poursuivit ses études à l’université de de Dundee où il obtint une Maîtrise des Arts en sciences humaines. Il a passé en 1984 le concours ouvert de la fonction publique. Après avoir brillamment réussi ce concours, il opta pour la diplomatie. Murray fut chargé de mission du Foreign Office et du Commonwealth Office dans plusieurs pays dont le Nigeria, en Pologne, au Ghana, puis il devint fonctionnaire responsable à Chypre. En août 1991, il travaillait au centre de surveillance de l’embargo en tant que chef de la section FCO. Ce travail impliquait de surveiller entre autres les tentatives du gouvernement irakien en matière de contrebande d'armes et de contournement des sanctions. Il envoya des rapports quotidiens à Margaret Thatcher et ensuite à John Major. C’est à partir de cette mission que Craig Murray contesta en 2002 la fameuse légende des « armes de destructions massives » en possession de l’Irak qui servirent de prétexte à la guerre d’Irak de 2003.
Craig Murray, ancien haut diplomate britannique devenu un ardent défenseur des droits humains dans le monde. Il soutient ouvertement Julian Assange.
En 2002, Murray est nommé ambassadeur en Ouzbékistan. Là, il dénonce la dictature d’Islom Karimov et la torture généralisée. Tony Blair, alors Premier ministre, ne tint aucun compte de ses avertissements. Forcément, le régime Ouzbek était protégé par la CIA… Dans un discours public prononcé en octobre 2004, Craig Murray met les pieds dans le plat :
« L’Ouzbékistan n’est pas une démocratie qui fonctionne et ne semble pas aller dans le sens de la démocratie. Les principaux partis politiques sont interdits ; Le Parlement n'est pas soumis à des élections démocratiques et il manque des freins et des contrepoids à l'autorité de l'électorat. Il y a pire : nous pensons qu'il y a entre 7 000 et 10 000 personnes en détention que nous considérons comme des prisonniers politiques et / ou religieux. Dans de nombreux cas, ils ont été faussement déclarés coupables de crimes avec lesquels il ne semble y avoir aucune preuve crédible d'un lien quelconque. »
Murray est aussitôt révoqué. Il rapporta tous ces événements dans un livre publié en 2006, intitulé Murder in Samarkand dont on a tenté d’entraver la diffusion pour une sordide affaire de droits d’auteur sur la photographie de couverture de cet ouvrage. Il n’a pas été traduit en français.
Cependant, les dénonciations de Murray n’eurent aucun effet. L’Ouzbékistan servant de base arrière aux troupes occidentales en Afghanistan, il jouit d’une protection particulière des pays de l’OTAN et de la CIA. Murray reprit par après une carrière universitaire et dès 2012, soutint activement Julian Assange réfugié à l’ambassade équatorienne à Londres. Il fait toujours l’objet de tracasseries de la part des autorités et aussi des GAFAM : son compte Facebook a été censuré en 2017 et tous les messages publiés à partir de juillet 2017 ont été effacés. Murray tient un blog : https://www.craigmurray.org.uk/
Une audience inquiétante
Murray voit ainsi le déroulement de l’audience. Il s’inquiète d’abord de l’état physique et mental de Julian Assange, bien qu’il ne cache pas qu’il ait été sceptique au sujet des allégations de tortures dont le lanceur d’alerte aurait été l’objet, même de celles du délégué de l’ONU, Nils Melzer (voir Uranopole : http://uranopole.over-blog.com/2019/08/qui-est-big-brother-ii.html ).
Photographie de Julian Assange au début de son séjour à Belmarsch. Par après, son régime fut bien plus strict et tous les assistants à l'audience du tribunal de Westminster du 21 octobre disent qu'il est devenu l'ombre de lui-même.
« J’ai été très choqué par la perte de poids de mon ami, par la vitesse à laquelle a perdu des cheveux et par l’apparition d’un vieillissement prématuré et largement accéléré. Il boite comme je ne l’ai jamais vu auparavant. Depuis son arrestation, il a perdu plus de 15 kg.
Mais son apparence physique n’était pas aussi choquante que sa détérioration mentale. Lorsqu’on lui a demandé de donner son nom et sa date de naissance, il a visiblement lutté pendant plusieurs secondes pour se les rappeler. Je reviendrai sur le contenu important de sa déclaration finale, mais la difficulté qu’il a eue pour s’exprimer était très évidente ; il a eu beaucoup de mal à articuler les mots et à se concentrer sur son raisonnement. »
Une épave confuse et incohérente
Il ajoute une impression encore plus forte :
« J’étais encore plus sceptique à l’égard de ceux qui prétendaient, comme me l’a dit dimanche soir un membre de son équipe de défense, qu’ils craignaient que Julian ne meure avant la fin du processus d’extradition. Non seulement j’y crois, mais je suis hanté par cette pensée. Tout le monde dans cette cour a vu hier que l’un des plus grands journalistes et l’un des plus importants dissidents de notre époque est torturé à mort par l’État, sous nos yeux. C’était insupportable de voir mon ami, l’homme le plus articulé, l’esprit le plus vif que je n’ai jamais connu, réduit à cette épave confuse et incohérente. »
Ainsi, non seulement Assange est atteint dans son corps et dans son esprit, mais pire, il est en danger de mort.
Rappelons que le 12 avril 2019, sur plainte de l’ambassadeur équatorien à Londres, la police londonienne a exfiltré violemment le journaliste de la légation. Il a été presqu’aussitôt condamné à 50 semaines de prison et enfermé à la prison de Belmarsch réputée pour être une des plus dures du Royaume Uni et le gouvernement britannique a accepté la demande d’extradition des Etats-Unis. À Belmarsch, les témoins qui ont pu lui rendre visite firent état de sa dégradation physique et mentale. Le nombre de visites est réduit au minimum, même pour ses avocats qui ont dès lors difficile à assurer sa défense pour empêcher une extradition vers les Etats-Unis où il risque 175 années de prison ! Et il n’y a pas de libération conditionnelle aux USA !
Le « viol » est oublié !
Murray confirme :
« L’accusation portée contre Julian est très précise : conspiration avec Chelsea Manning pour publier les journaux de guerre en Irak (Iraq War logs), de la guerre en Afghanistan (Afghanistan war logs ) et les câbles du Département d’État. Les accusations n’ont rien à voir avec la Suède, rien à voir avec le sexe et rien à voir avec les élections américaines de 2016 ; une clarification simple que les médias traditionnels semblent incapables de comprendre. »
En effet, nous avons évoqué les grotesques accusations d’abus sexuels qu’aurait commis Assange envers deux de ses employées en Suède. Nous avons aussi rapporté qu’une des principales associations féministes anglaises, « Women against Rape » a décidé de défendre Assange :
« Dans cette affaire, le processus judiciaire a été corrompu dès le début et la justice a été refusée tant aux accusatrices qu’à l’accusé. D’une part, les noms des femmes ont été diffusés sur Internet ; elles ont été dénigrées, accusées d’avoir tendu un "piège de miel", leurs allégations rejetées comme "pas de vrai viol". D’autre part, M. Assange a été traité par la plupart des médias comme s’il était coupable, bien qu’il n’ait même pas été accusé. » (voir Uranopole : http://uranopole.over-blog.com/2019/09/julian-assange-une-nouvelle-piece-au-dossier.html )
Donc devant l’inanité de cette accusation, comme le signale Craig Murrray, cette fameuse accusation de viol qui a été au départ la raison principale de « l’exil » d’Assange à l’ambassade d’Equateur où il fut enfermé plus de sept ans. En effet, s’il avait été extradé vers la Suède, il risquait donc d’être à nouveau extradé de ce pays, cette fois vers les Etats-Unis ! Finalement, on se retrouve à la case départ. Il est donc évident que cette rocambolesque histoire de viol avait un double objectif : démonétiser Assange et favoriser son extradition. Objectif atteint ! Mais l’accusation est oubliée.
D’autre part, l’ancien diplomate anglais dénonce l’acharnement de la magistrate chargée de juger la validité de la demande d’extradition. En dépit de l’état lamentable où se trouve Julian Assange
« … les agents de l’Etat, en particulier l’impitoyable juge Vanessa Baraitser, n’étaient pas seulement préparés mais désireux de participer à ce sport sanguinaire. En fait, elle lui a dit que s’il était incapable de suivre la procédure, ses avocats pourraient lui expliquer plus tard ce qui venait de lui arriver. Elle ne s’est pas posé la question ne serait-ce qu’un millième de seconde de savoir comment un homme qui, de par les accusations portées contre lui, était reconnu comme quelqu’un de très intelligent et compétent, en avait été réduit par l’État à quelqu’un incapable de suivre le déroulement de son propre procès. »
L’Etat profond Etatsunien ouvertement derrière cette affaire
L’objet de l’audience du 21 octobre était de fixer le calendrier de la procédure d’extradition. La défense demanda une prolongation de délai afin de préparer au mieux le dossier étant donné qu’ils n’avaient que rarement accès à leur client en prison. Murray ajoute cet élément révélateur :
« En outre, il venait tout juste de se voir accorder un accès limité à un ordinateur, et tous ses dossiers et documents pertinents avaient été saisis à l’ambassade équatorienne par le gouvernement américain ; il n’avait pas accès à ses propres documents pour préparer sa défense. »
À quel titre le gouvernement américain saisit des pièces destinées à l’instruction d’un procès anglais ?
Et ce n’est pas tout ! Tout d’abord, comme l’écrit Craig Murray, la défense a fait état de l’espionnage de Julian Assange à l’ambassade d’Equateur et particulièrement de ses entretiens avec ses avocats, organisé par une société espagnole, UC Global, pour le compte de la CIA. Le quotidien El Pais rapporte le 9 octobre 2019 l’arrestation en Espagne du patron de cette société, un certain David Morales, suite à une plainte des avocats d’Assange.
« Les preuves présentées au tribunal espagnol comprenaient également un complot de la CIA visant à enlever Assange, ce qui révèle l’attitude des autorités américaines à l’égard de la légalité de cette affaire et sur le traitement qu’il pouvait attendre aux États-Unis. L’équipe de Julian a expliqué que le processus juridique espagnol était en cours et que les preuves qui en découleraient seraient extrêmement importantes, mais qu’elles ne seraient peut-être pas terminées et qu’elles ne seraient donc pas entièrement validées et disponibles à temps pour le calendrier actuel proposé pour les audiences d’extradition d’Assange. »
On nage en plein roman de Tom Clancy ou de Frederic Forthith ! Mais le tribunal ne veut rien entendre. Le procureur Lewis, au nom de l’accusation, s’opposa à toute prolongation de délai qui aurait permis à la défense de Julian Assange de déposer de nouvelles preuves. La juge Baraitser ne voulut en aucun cas changer la date de l’audience d’extradition fixée au 25 février 2020. Elle permit une courte suspension d’audience afin que l’accusation et la défense puissent s’entendre sur les modalités.
Ensuite ce qu’il s’est passé est révélateur de la partialité du tribunal et surtout de sa dépendance ! Lisons Murray :
« Cinq représentants du gouvernement américain étaient présents (initialement trois, deux autres sont arrivés au cours de l’audience), assis derrière les procureurs au tribunal. Les procureurs se réunirent immédiatement avec les représentants américains, puis sortirent ensemble de la salle d’audience, pour décider comment réagir aux dates proposées.
Après l’ajournement, l’équipe de la défense déclara que selon son avis professionnel, elle ne pouvait pas se préparer correctement si la date de l’audience était maintenue au mois de février, mais, conformément aux instructions de Baraitser, elle a néanmoins proposé un calendrier pour la présentation de son dossier. En réponse à cela, le procureur adjoint de Lewis se précipita à l’arrière de la salle d’audience pour consulter de nouveau les Américains, tandis que Lewis disait ouvertement à la juge qu’il " recevait des instructions de ceux au fond de la salle". Il est important de noter que, comme il l’a dit, ce n’est pas le bureau du procureur général du Royaume-Uni qui était consulté, mais l’ambassade des États-Unis. Lewis a reçu ses instructions américaines et a convenu que la défense pouvait avoir deux mois pour préparer son dossier (la défense demandait un minimum de trois), mais que la date de l’audience de février ne pouvait être déplacée. Baraitser a rendu une décision approuvant tout ce que Lewis avait demandé. »
Ce procès d’extradition est donc une farce tragique !
Pire encore, la juge Baraitser rejeta une demande de la défense de tenir une audience distincte pour établir si le cas de Julian Assange s’appliquait aux dispositions du traité d’extradition entre la Grande Bretagne et les Etats-Unis. Nouveau refus ! Pourtant, il est exclu d’après l’article 4 de ce traité qu’une personne accusée pour des faits politiques soit extradée. Murray produit cet article :
« L’extradition ne sera pas acceptée si le délit motivant cette extradition est de nature politique. » S’ensuit une liste de délits qui ne peuvent être considérés comme « politiques », comme le crime, l’enlèvement, l’escroquerie, etc. Or, d’après Murray :
« À première vue, ce dont Assange est accusé est la définition même d’une infraction politique - si ce n’est pas le cas, de quoi s’agit-il ? Il n’est mentionné par aucune des exceptions énumérées dans cette liste. Il y a donc toutes les raisons de se demander si cette accusation est visée ou non par le traité d’extradition, et d’y répondre avant le long et très coûteux processus d’examen au cas où le traité s’applique. Mais Baraitser a tout simplement rejeté l’argument d’emblée. »
Et enfin, last but not least :
« Lewis se leva et a suggéra que la défense ne devrait pas être autorisée à faire perdre son temps à la cour avec beaucoup d’arguments. Tous les arguments à l’audience de fond devaient être présentés à l’avance et par écrit et qu’une "guillotine" (ses mots exacts) devait être appliquée pour couper court aux arguments et aux témoins au tribunal, peut-être au bout de cinq heures pour la défense. »
Et puis la charmante juge Baraitser décida que « l’audience de février aura lieu, non pas au tribunal de première instance de Westminster, relativement ouvert et accessible, où nous étions, mais au Belmarsh Magistrates Court, le sombre établissement de haute sécurité utilisé pour le traitement juridique préliminaire des terroristes, et rattaché à la prison à sécurité maximale où se trouve Assange. Il n’y a que six sièges pour le public, même dans la plus grande salle de Belmarsh »
Autrement dit, c’est quasi le huis clos. Et comme le conclut Murray :
« A Belmarsh, il est maintenu en isolement 23 heures par jour. Il a le droit de faire de l’exercice pendant 45 minutes. S’il doit être déplacé, ils évacuent les couloirs avant son passage et ferment toutes les portes des cellules pour s’assurer qu’il n’a aucun contact avec un autre prisonnier en dehors de la courte période d’exercice strictement supervisé. Il n’y a aucune justification possible pour que ce régime inhumain, utilisé contre les grands terroristes, soit imposé à un éditeur en détention préventive. »
Les dés de Julian Assange sont jetés.
Malheureusement oui, Monsieur l’ambassadeur ! Nos régimes « démocratiques » gangrénés par l’ultralibéralisme deviennent de plus en plus totalitaires et l’Angleterre, la plus ancienne démocratie du monde, n’y échappe pas.
L’Etat profond US (1) prouve une fois de plus qu’il est le maître absolu du jeu dans une grande partie du monde, et particulièrement en Europe. Les dés de Julian Assange sont jetés et il subira le régime « Nuit et brouillard » jusqu’à la fin sans doute proche de ses jours, à moins que devenu un zombie, on le libère et puis il croupira dans une maison de repos.
Quoi qu’on pense de Julian Assange, nul homme, nul journaliste ne mérite un tel sort. Et si la solidarité à son égard est exprimée par quelques personnalités courageuses et quelques centaines de personnes attachées à la liberté, nul grand journaliste, nul organe de presse d’envergure, nul média, nul homme ou femme d’influence ne se sont levés pour exiger ne fût-ce qu’un sort équitable à Julian Assange.
C’est pratiquement le point de non-retour ! Réveillons-nous avant qu’il ne soit trop tard pour Assange, avant qu’il ne soit trop tard pour nous tous !
Pierre Verhas
- L’Etat profond est un concept politique apparu en Turquie durant les années 1990, en lien avec l’affaire Susurluk. Sa définition varie mais il désigne le plus souvent la réunion d’un groupe de personnes au sein d’une entité informelle qui détient secrètement le pouvoir décisionnel de l’Etat au-delà du pouvoir légal. Il est constitué soit par le noyau de la classe dominante, soit par des représentations d’intérêts au sein d’un Etat bureaucratique. C’est la composante la plus restreinte, la plus agissante et la plus secrète de l’establishment. (in Edward Snowden, Mémoires vives, Seuil, Paris, 2019, p.140, note de bas de page 1)