On commémore aujourd’hui le trentième anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda pendant que se déroule un autre génocide à Gaza commencé juste après l’attaque sanglante du Hamas en territoire israélien. Il y a d’ailleurs bien des aspects communs entre ces deux tragédies. Le premier étant l’extermination et l’expulsion d’un peuple du territoire occupé par une puissance génocidaire.
Un rapport sur la guerre meurtrière à Gaza a été tout récemment publié par l’ONU en collaboration avec la Banque mondiale en mars 2024. Il indique que depuis le 7 octobre, Israël a, entre autres, endommagé ou détruit 290 820 logements (dont 76 % ont été totalement détruits) et que, par conséquent, "plus de 1,08 million de personnes ne pourront pas retourner chez elles". Il a tué plus de 31 000 habitants de Gaza (dont 70 % de femmes et d'enfants) et en a blessé 75 000 autres. « L'objectif de l'assaut israélien était de résoudre une fois pour toutes le "problème" de Gaza. Il a mené une attaque délibérément indiscriminée visant l'ensemble de la population civile et des infrastructures de Gaza. Si tel ou tel Gazaoui tué s'avère être un militant ou si tel ou tel logement détruit se trouve au-dessus d'un tunnel, cela ne représente guère plus que la marge d'erreur dans l'ensemble de cet assaut. Voici donc le dilemme moral d'Israël : s'il poursuivait tous les criminels de guerre dans ses rangs, il ne resterait plus personne pour terminer le travail à Gaza » pour Norman Finkelstein cité par Viktor Dedaj.
Ces bombardements génèrent mort et désespoir et alimentent le désir de vengeance favorables aux seuls fauteurs de guerre.
« Le premier génocide télévisé »
« Résoudre une fois pour toutes » le problème de Gaza, cela ressemble à la « solution finale » pour le peuple palestinien. Prenons les chiffres cités plus haut : 1,08 million de sans-abris représente la moitié des Palestiniens Gazaouis. Comme l’a dit le sociologue palestinien Naji El Khatib lors de la récente conférence sur la décolonisation à Bruxelles, organisée par Anne Vanesse : « L’attaque de la bande de Gaza est non seulement un génocide, mais aussi un spaciocide. ». En effet, en plus des 70 % de logements détruits, il y a bon nombre de logements endommagés et sans doute rendus inhabitables et dangereux, car les bombardements les ont déstabilisés. Naja El Khatib estime aussi que les bombes non explosées et les sous-munitions lâchées par l’aviation de Tsahal rendent le Nord de la bande de Gaza très dangereux. Ainsi, même détruit, les Gazaouis ne pourront rentrer chez eux !
Ilan Pappé et Naja El Khatib à la conférence sur la décolonisation le 15 mars dernier organisée par Anne Vanesse (photo Véronique Vercheval)
L’historien israélien Ilan Pappe qui est aussi intervenu à cette conférence a observé que l’attaque de Gaza « est le premier génocide télévisé ». Cela, en dépit des nuances de la presse mainstream occidentale, a pour effet de secouer l’opinion internationale. D’ailleurs, le nombre de manifestations propalestiniennes n’a jamais été aussi important. En conséquence, le gouvernement israélien de Netanyahu et de Ben Gvir voit sa position affaiblie sur le plan international. Une grande partie de l’opinion israélienne exige que l’on s’occupe de la libération des otages et estime que le gouvernement de Jérusalem a pour seule priorité l’élimination du Hamas. Ilan Pappé ajoute qu’une grande partie de la communauté juive américaine, particulièrement la jeunesse, se détourne de la politique extrémiste de Netanyahu.
En outre, il ne faut pas oublier les événements dont on parle peu ou même pas du tout : les attaques des colons en Cisjordanie avec la complicité de l’armée, les bombardements au Liban et en Syrie ; sans oublier l’attaque de la légation iranienne à Damas qui provoque un risque majeur d’extension du conflit à tout le Proche Orient.
L’opinion israélienne comme palestinienne peut jouer un rôle.
Et puis, quelle grande partie de l’opinion israélienne ? Ilan Pappe estime qu’elle est divisée en deux camps : celui qu’il appelle l’Israël de Tel Aviv et celui de l’Israël de Judée. Le premier qui compte encore des dirigeants importants est composé des Ashkénazes issus des premières générations d’immigrants juifs en Palestine, qui ont fondé l’Etat d’Israël , qui sont responsables de la « Nakba » - l’expulsion de plus de 700 000 Palestiniens en 1947 – 1949 – et qui a été au pouvoir jusque dans les années 1990. Ce fut la période des partages. La seconde se retrouvant dans la droite israélienne issue de l’Irgoun de Menahem Begin et du Stern de Itzhak Shamir qui sont devenus le Likoud. Ensuite, ce fut le travailliste Itzhak Rabin, le général victorieux de la guerre des Six jours et responsable de la politique des « os brisés » qui consistait à blesser aux jambes les jeunes-gens palestiniens lanceurs de pierre afin de les « immobiliser ». Ce fut Rabin avec Arafat qui a signé les fameux accords d’Oslo en 1993. Rabin fut assassiné par un extrémiste juif en novembre 1995. Ce tragique épisode a radicalement transformé la démocratie israélienne. Peres et Barak ne se sont pas montrés à la hauteur de la situation et la droite radicale est revenue au pouvoir. Ariel Sharon, alors leader du Likoud, a pris les rênes du gouvernement. Il fut le responsable de l’attaque du Liban en 1982, de la seconde Intifada en 2000 et du retrait de Gaza en 2005 qui a transformé cette zone en « prison à ciel ouvert » comme l’a écrit Stéphane Hessel dans son manifeste « Indignez-vous ! ». Enfin est venu Benyamin Netanyahu qui, en 2017 a fait adopter la loi de discrimination dite « Etat-nation » et qui a ouvert la porte à l’extrême droite nationaliste et religieuse. Nous en voyons le résultat aujourd’hui.
Les Palestiniens ne sont pas mieux lotis sur le plan politique. Le Fatah, le parti de feu Yasser Arafat, lui aussi décédé dans des circonstances mystérieuses, a été chassé de Gaza par le Hamas alors appuyé par les Israéliens, dont les membres se sont réfugiés en Cisjordanie. Le Hamas s’est toujours montré particulièrement violent même à l’égard de la population gazaouie. L’Autorité palestinienne qui, comme le dit Naja El Khatib, dirige 9 % des 23 % du territoire palestinien accordé par les accords d’Oslo, autrement dit la zone A de la Cisjordanie, les zones B et C restant sous l’autorité de l’occupant israélien, est considérée comme un gouvernement faible. On dit même qu’elle ressemble au gouvernement pétainiste de Vichy durant l’occupation allemande de 1940-44 étant contrainte de collaborer avec les autorités militaires israéliennes.
Y a-t-il génocide à Gaza ?
Oui, il y a un génocide. Tous les faits le confirment et correspondent à la définition que les Nations Unies ont établie après l’Holocauste nazi des Juifs et des Tziganes. C’est en 1948 que l’Assemblée générale des Nations Unies s’est mise d’accord sur la définition du crime de génocide et a adopté une Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. C’est sur la base de cette Convention que la Cour pénale internationale saisie par l’Afrique du Sud a prévenu le gouvernement israélien sur son offensive contre Gaza qui pourrait être assimilée à un crime de génocide.
L’article 2 de la Convention donne la définition de génocide :
« Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
- Meurtre de membres du groupe ;
- Atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
- Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
- Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
- Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
En l’occurrence, les points a, b et c s’appliquent. Les bombardements systématiques de la bande de Gaza constituent des meurtres de masse de civils – hommes, femmes, enfants – et répondent à la définition du point a. Les bombardements, les agressions des colons en Cisjordanie, les détentions arbitraires de Palestiniens avec tortures répondent au point b. Quant au point c, il s’applique en Cisjordanie, les Palestiniens dans les zones B et C sont soumis à l’autorité militaire israélienne, des routes sont interdites, la police palestinienne n’est pas armée, donc dépend des autorités israéliennes pour poursuivre un criminel, par exemple. Régulièrement, les Israéliens, comme déjà dit, arrêtent des Palestiniens et les détiennent sans jugement. De violentes expropriations se font un peu partout. On pourrait multiplier les exemples. La vie économique devient impossible. L’objectif évident est de rendre intenable la vie en Cisjordanie et aussi à Jérusalem-Est occupées pour que les Palestiniens s’en aillent. Cela « réussit » en partie, car de nombreux jeunes Palestiniens partent vers les USA, l’Europe et les monarchies pétrolières où ils estiment avoir un avenir plus serein. Cela démunit la Palestine de sa future élite et compromet ainsi son avenir.
Ajoutons un fait difficile à expliquer. Des militaires israéliennes chargées d’observer les mouvements suspects à la frontière entre Israël et le territoire de Gaza avaient quelques jours avant le 7 octobre 2023, alerté à plusieurs reprises l’état-major de Tsahal de mouvements suspects qui annonçaient l’imminence d’une offensive des milices du Hamas. Il n’en pas été tenu compte. Sans tomber dans le « complotisme », on peut se poser une question : aucune alerte préalable n’a été donnée. Pour quelles raisons ? N’attendait-on pas un incident sérieux pour pouvoir déclencher une attaque majeure sur la bande de Gaza ? Malheureusement, aucune mesure de protection de la population israélienne proche de la frontière n’a été prise. C’est sans doute une des raisons de l’ampleur du pogrom du 7 octobre.
Une seule solution possible
Malgré l’usage systématique de la force, les Israéliens ne parviendront jamais à se débarrasser
des Palestiniens. Il y a d’abord les Arabes israéliens considérés comme des citoyens de seconde zone, surtout depuis la loi « Etat-nation », ensuite, les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, même si ceux-ci se retrouvent dans des conditions inhumaines.
La guerre à outrance et des offensives génocidaires n’aboutissent jamais au résultat escompté par l’agresseur (1). C’est pour ces raisons qu’au terme de ce conflit, rien ne sera plus comme avant. L’Etat d’Israël va connaître une crise interne sans précédent. Voilà le résultat d’un gouvernement et surtout d’un Premier ministre qui a favorisé les mesures les plus extrêmes qui n’ont fait que créer des divisions et ont ouvert la porte à une extension du conflit israélo-palestinien hors du territoire de la Palestine historique. L’attaque du Hamas du 7 octobre n’a pu se faire sans un appui extérieur, sans doute de l’Iran. Pour quelles raisons ? Les accords dits d’Abraham consistant en une sorte d’alliance économique entre Israël et plusieurs pays arabes dont l’Egypte et les Emirats arabes unis, hormis l’Arabie Saoudite. Ces accords isolaient l’Iran considéré comme l’ennemi n° 1 au Proche Orient par les Etats-Unis et Israël. D’autre part, les Palestiniens en étaient exclus et le Hamas se sentit affaibli. C’est cela qui est sans doute à l’origine de l’attaque du Hamas du 7 octobre.
Alors, comment s’en sortir ? La fameuse « solution à deux Etats » qui est invoquée à tout bout de champ dans les chancelleries, dans la presse et dans les médias mainstream et même par le grand journaliste Charles Enderlin est inapplicable. Elle trouve son origine à l’époque du mandat britannique sur la Palestine lors des révoltes arabes dans les années 1930. En 1947, l’ONU l’a proposée dans la fameuse résolution 181 qui préconisait la division de la Palestine en un Etat arabe et un Etat juif, Jérusalem étant zone internationale. Ce fut le déclanchement de la terrible « Nakba ».
En effet, pour son application, il fallait procéder à un référendum au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes afin que les Arabes et les Juifs acceptent ce plan. À l’époque, les Arabes représentaient 2/3 de la population en Palestine. C’était évidemment inacceptable pour les Juifs. Aussi, les milices juives -Haganah, Palmach, Irgoun et groupe Stern – se livrèrent à l’expulsion forcée des Palestiniens, il y eut des massacres, notamment celui du village de Deir Yassine par l’Irgoun. Résultat : 700 000 Palestiniens fuirent ou furent chassés pour s’installer dans des camps de réfugiés au Liban, en Syrie, à Gaza et en Jordanie. Le délégué de l’ONU, le comte suédois Bernadotte, chargé de l’application de la « 181 » dans les meilleures conditions possibles, fut assassiné par des éléments du groupe Stern.
Le 14 mai 1948, l’indépendance d’Israël fut proclamée à Tel Aviv par le dirigeant nationaliste de gauche, David Ben Gourion. Aussitôt, l’Egypte, la Transjordanie, la Syrie et l’Irak attaquèrent Israël. Cette guerre dite d’indépendance fut remportée par les Israéliens qui agrandirent leur territoire, mais durent reculer en Cisjordanie et à Jérusalem dont ils ne gardèrent que la partie occidentale. La Cisjordanie et Jérusalem Est furent rattachées à la Transjordanie pour devenir la Jordanie. On connaît la suite. C’est en 1993, suite aux accords d’Oslo que la « solution à deux Etats » est réapparue. On a vu ce que cala a donné. L’embryon d’Etat palestinien existe à Gaza sous le contrôle exclusif du Hamas et aussi avec l’Autorité palestinienne sur 9 % des 23 % de la Palestine historique accordés aux Palestiniens suite à ces accords. Et n’oublions pas le Mur de séparation ou d’apartheid selon les Palestiniens et la colonisation de la Cisjordanie qui a amené plus de 700 000 Israéliens en Cisjordanie.
Deux conceptions de l’Etat unique s’opposent. Un Etat « ethniquement » et « religieusement » pur selon à la fois les nationalistes religieux israéliens et les intégristes musulmans palestiniens. Si on s’inscrit dans une réelle perspective de paix, ce sont ces deux extrêmes qu’il faut combattre. Cela fera l’objet de la prochaine analyse sur cet épineux sujet.
Pierre Verhas
- Les Israéliens invoquent après chaque attaque palestinienne leur « droit à se défendre ». Celui-ci est en effet prévu par la Charte des Nations Unies. Cependant, ce droit n’implique pas des contrattaques disproportionnées et encore moins des crimes de guerre par l’extermination de civils, la destruction des villes et des hôpitaux.