Ma méfiance envers l’accord à l’alambiqué de libération du fondateur de Wikileaks entre les USA, le Royaume Uni et l’Australie fut exagérée. Les clauses en ont été respectées. Assange a été condamné à 62 mois de prison à Saïpan, une des îles Marianne du Nord qu'il a rejoint en avion privé à ses frais avancés par le gouvernement australien - une des clauses de l'accord imposée par les Etats-Unis ! C’est le temps qu’il a purgé à la prison de Belmarsh pour « complot » (!) pour lequel il a dû plaider coupable et a été aussitôt relâché et puis a repris l'avion privé pour rejoindre Canberra, la capitale australienne où il a pu revoir en homme libre ses enfants et son épouse Stella qui a lutté pendant plusieurs années pour que son mari sorte du « Guantanamo britannique ». N’oublions pas l’invraisemblable saga judiciaire qu’il a vécue. Ses conditions de sa détention étaient telles qu’elles ont atteint sa santé physique et mentale et furent assimilées à de la torture par des médecins spécialisés délégués par le Suisse Nils Melzer, ancien Rapporteur auprès des Nations Unies sur la torture qui s’est vigoureusement engagé pour dénoncer la terrible persécution que Julian Assange subissait. Il a publié un ouvrage remarquable après sa mission : « L’affaire Assange », éditions critiques, Paris, 2022. (https://uranopole.over-blog.com/2022/10/julian-assange-la-mort-au-bout-du-chemin.html ) où il analyse toute l’affaire. Un ouvrage de référence écrit par ce grand juriste international.
Et n’oublions pas non plus que s’il avait été extradé aux Etats-Unis, Assange risquait d’écoper de 175 années de prison (re !) en vertu de l’Espionnage Act de 1917 qu’on a déterré à son intention (re re !). Heureusement, des dizaines de milliers personnes à travers le monde se sont mobilisées pour réclamer la libération du journaliste informaticien. Ce ne fut guère le cas des grands médias occidentaux qui restèrent très « prudents » en cette affaire, ni des grandes formations politiques, qu’il s’agisse des chrétiens démocrates, des libéraux, des écologistes et des sociaux-démocrates. Même Amnesty International fut très timide au début puis un peu plus ferme récemment. Il n’y a donc pas eu de mobilisation massive ! Cela ajoute au mérite de quelques militants et de blogs et de sites Internet qui n’ont rien lâché ! Pour n’en citer que quelques-uns : Le Grand Soir qui est très souvent référé sur Uranopole, Investig’action, Le Vent se lève, Mediapart, les sites des différents Comités Assange dans plusieurs pays, etc. Ont-ils joué un rôle ? Par leur obstination, certainement.
Viktor Dedaj, responsable du « Grand Soir » fut un des plus tenaces en cette affaire – il fut le premier à mobiliser en Europe en ayant organisé une conférence sur le cas de Julian Assange à Bruxelles – a donné son analyse aux responsables du site Investig’action avec lequel il a collaboré pour la libération du journaliste australien. Il explique la teneur de cet accord.
Viktor Dedaj, le responsable du site "Le Grand Soir" s'est mobilisé depuis 2010 pour la libération de Julian Assange. Son rôle a été essentiel. Bravo l'artiste !
« Si cet accord a pu être trouvé maintenant, c’est d’abord parce que l’establishment des États-Unis est divisé. Certes, les services de renseignements voulaient la peau d’Assange. Mais dans la course à la Maison-Blanche, cette libération est sans doute la seule chose positive que Biden pourra faire valoir auprès d’une partie de son électorat.
Ensuite, les États-Unis s’étaient eux-mêmes fourrés sur une voie de garage. En février dernier, devant statuer sur la possibilité pour la défense d’Assange d’introduire un ultime recours, la Haute Cour britannique avait demandé des garanties à Washington. C’était la première fois que deux juges semblaient vraiment prendre l’affaire au sérieux. Ils s’inquiétaient notamment de savoir si, en tant que citoyen australien, Assange pourrait bénéficier du premier amendement dans le cadre d’un éventuel procès sur le territoire US. La réponse à ces garanties est arrivée le dernier jour du délai imparti. Elle n’émanait pas du département de la Justice, mais de l’ambassade US. Et le fonctionnaire qui l’a probablement gribouillée a répondu que Julian pourrait invoquer le premier amendement. Cette forme de désinvolture laissait entendre que pour Washington, l’affaire était gagnée d’avance. Ça n’a sans doute pas plu aux deux juges britanniques. Les États-Unis ont donc dû faire marche arrière et trouver un accord pour sauver la face. Certes, la punition infligée à Assange n’est probablement pas à la hauteur de leurs espérances. Mais on notera tout de même qu’il a dû plaider coupable de quelque chose qu’il n’a pas fait. De plus, Assange n’est pas citoyen étasunien et n’a pas commis de crime sur le territoire des États-Unis. Sa condamnation confirme donc le caractère extraterritorial des lois US. Reste à espérer qu’elle ne rentrera pas dans le marbre de la jurisprudence. »
Ce que conclut Viktor Dedaj est la cause de ma méfiance (heureusement vaine) sur cet accord. Plaider coupable pour un crime qu’on n’a pas commis ! En second lieu, la Justice étatsunienne montre dans bien des domaines qu’elle se moque des frontières et donc des lois des autres Etats ! Cela fut le cas de cadres d’entreprises européennes qui sont poursuivies par les Etatsuniens car elles les empêchent de conquérir certains marchés juteux. Ils se sont retrouvés en prison lors de leurs passages aux USA alors qu’ils n’étaient pas inculpés et n’étaient même pas au courant des poursuites contre leur entreprise ! Bref, les Etats-Unis considèrent qu’ils doivent être obéis dans le monde entier ! Il paraît que cela s’appelle de l’impérialisme…
Sur Mediapart le 25 juin 2024, le journaliste Jérôme Hourdeaux pose la question :
« Si la libération de Julian Assange a été pour beaucoup une surprise, elle avait cependant été évoquée le 20 mars dernier dans un article du Wall Street Journal. Les poursuites à l’encontre du journaliste australien posaient au département de la justice américaine une épineuse question juridique : dans la mesure où de nombreux journaux, y compris américains, ont repris les informations de WikiLeaks, comment faire en sorte qu’une éventuelle condamnation de Julian Assange ne fasse pas jurisprudence et finisse par menacer la presse américaine ? »
Bref, les Justices britannique et US se sont mises dans un sac de nœuds ! Dès lors, il était urgent de se débarrasser de ce dossier qui finissait par gêner tout le monde. Comme « Uranopole » l’a écrit dans son dernier article, le Royaume Uni s’en sort sans avoir extradé Assange, tout en lui ayant ôté la liberté pendant quatorze années de 2010 à 2024 – 9 années réfugié à l’ambassade d’Equateur à Londres où l’ancien président Rafael Correa lui avait accordé l'asile et la nationalité équatorienne et qui lui a été retirée par son successeur et 5 années incarcéré à la prison de Belmarsh – et l’Australie grâce au Premier ministre actuel, sauve l’honneur en permettant à un de ses citoyens de rentrer libre « à la maison ».
De ce long combat pour la Justice, pour la liberté de la presse et pour la liberté d’un homme de courage et de conviction, laissons la conclusion à Viktor Dedaj sur Investig’action :
« Je vais faire l’anti-cérémonie des Oscars et commencer par ceux qu’on ne remercie pas : les grands médias qui n’ont rien fait pour la libération d’Assange ; et les responsables politiques à l’exception de dirigeants d’Amérique latine et de quelques courageux en Europe.
On a pu se rendre compte avec cette histoire à quel point le droit de savoir est une arme dangereuse. WikiLeaks représentait une menace existentielle pour tous les pouvoirs corrompus. On retiendra aussi que la lutte paie. J’ose croire que l’importante mobilisation des citoyens et des médias alternatifs a pesé dans la balance. Sans elle, les États-Unis auraient pu continuer à jouer au chat et à la souris avec Assange.
À titre personnel, cet engagement avait commencé avec Investig’Action. J’avais participé à un Michel Midi – le site Youtube d’Ivestig’action - sur Wikileaks et dans la foulée, nous avions organisé un ciné-débat à Bruxelles sur l’affaire Assange. J’avais ensuite été contacté par Christine Assange, la mère de Julian, pour me remercier, car c’était la première fois qu’un événement de ce genre était organisé sur le territoire européen. J’ai continué à m’impliquer dans ce combat durant de nombreuses années. Et aujourd’hui, c’est auprès d’Investig’Action à nouveau que je peux commenter la libération de Julian Assange. On peut dire que la boucle est bouclée ! »
Julian Assange libre retrouve enfin son épouse Stella à l'aéroport de Canberra. L'aboutissement heureux d'une lutte majeure !
Regardez cette vidéo (45 minutes) où Viktor Dedaj s'entretient avec Michel Collon sur l'affaire Assange quelques semaines après qu'il fut transféré à la prison de Belmarsh. (1)
La boucle est bouclée ? Oui, pour Julian Assange qui est enfin libre, oui pour Stella Assange et leurs enfants. Mais désormais, on a la preuve que la liberté de la presse et la liberté d’expression sont menacées. Et les perspectives sont sombres. Les futurs scrutins électoraux représentent une menace majeure et cela est la responsabilité de ceux qui ont cherché à couper la parole à Julian Assange et sans doute à bien d’autres.
Ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?
Pierre Verhas
- Régulièrement, on accuse « Uranopole » d’être gauchiste ou extrémiste. Être de gauche radicale (radical signifiant aller à la racine des choses) oui; et le gauchisme est synonyme à mon sens, pardonnez l’expression, de « fouteur de merde ». Cela ne semble pas être notre cas. Quant à Michel Collon, il est un excellent journaliste, même si je ne partage pas toujours ses prises de position. En l’affaire Assange, en tout cas, il est remarquable.