Ce lundi 16 septembre a vu deux événements importants au sein de l’Union européenne.
Le premier au sommet et le second à la base.
Un Breton gênant
Au sommet, dans le cadre de la composition de la nouvelle Commission, la Commission von der Leyen II, le Commissaire européen français au marché intérieur et au numérique, le banquier et entrepreneur Thierry Breton désigné pour rempiler par le président Macron démissionne avec fracas avant d’être officiellement proposé par la présidente. Il motive son retrait dans une lettre sans ambiguïté à Ursula von der Leyen :
« Il y a quelques jours, dans la toute dernière ligne droite des négociations sur la composition du futur Collège, vous avez demandé à la France de retirer mon nom − pour des raisons personnelles qu’en aucun cas vous n’avez discutées directement avec moi − et proposé, en guise de compromis politique, un portefeuille prétendument plus influent pour la France au sein du futur Collège (…) A la lumière des derniers développements − qui témoignent une fois de plus d’une gouvernance douteuse − je dois conclure que je ne peux plus exercer mes fonctions au sein du Collège ».
« Une gouvernance douteuse ». Voilà donc une accusation très grave ! Il est vrai que plusieurs questions se posent au sujet de la gestion de la crise du COVID par la présidente de la Commission européenne et aussi de ses liens avec la multinationale pharmaceutique Pfizer qui fait l’objet de plaintes diverses en Justice, plaintes qui ne semblent pas avoir un suivi sérieux. On ignore d’ailleurs si elles sont fondées… Comme cette charmante dame est bien protégée !
Cependant les cinq premières années de la présidence von der Leyen ont été marquées par des actions outrepassant ses compétences. Ainsi, son interventionnisme dès le début de la guerre d’Ukraine a empêché une véritable action de l’Union européenne qui aurait sans doute permis d’arbitrer ce conflit qui date de bien avant l’agression russe de février 2022. La livraison massive d’armes à Kiev ne relève pas non plus du rôle de l’UE. Ce jusqu’auboutisme a pour conséquence d’affaiblir l’Europe au plus grand profit de l’atlantisme occidental qui ne peut que profiter aux Etats-Unis et au renforcement de la politique des « blocs » qui ne contribue en rien à la paix. Un autre exemple fut après le 7 octobre 2023 le soutien inconditionnel de Madame von der Leyen au gouvernement Netanyahou en se rendant en visite à Jérusalem sans avoir averti et consulté ses pairs. Sur le plan de l’Union européenne, elle contraint plusieurs Etats-membres dont la France et la Belgique à prendre des mesures drastiques contre les « déficits excessifs » alors qu’au contraire, il faut soutenir l’investissement pour un redressement économique des pays de l’UE.
Cet unilatéralisme néoconservateur de la Présidente de la Commission ne peut qu’être nuisible. Et elle rempile pour cinq années !
Ursula von der Leyen rempile pour cinq années. C'est un blanc seing pour qu'elle outrepasse ses compétences au détriment de l'UE et de ses institutions.
Cependant, au-delà de l’évidente équation personnelle entre Thierry Breton et Ursula von der Leyen, il y a une divergence fondamentale : la question de la souveraineté.
Selon le « Monde » du 16 septembre : « Pour Emmanuel Macron, qui échange souvent par SMS avec Thierry Breton, l’ancien ministre de l’Économie de Jacques Chirac présente l’avantage d’être en phase avec son agenda de souveraineté européenne. Le reconduire, alors qu’il n’entretient pas les meilleures relations avec Mme von der Leyen, « c’est aussi, pour le président, un moyen de la marquer à la culotte », juge un diplomate européen. Si l’ex-ministre d’Angela Merkel s’est jusqu’ici montrée très francophile, elle pourrait en effet, au vu du résultat des élections européennes et à l’approche du scrutin fédéral allemand de 2025, être, à l’avenir, plus conservatrice et plus sensible aux desiderata de Berlin que lors de son premier mandat. »
Thierry Breton n’est pas le capitaliste néolibéral se limitant à la dimension financière de l’économie. Il est aussi un industriel. Avant d’être commissaire européen, il fut le dirigeant de l’entreprise transnationale Atos spécialisée dans le numérique, secteur essentiel pour l’avenir industriel de l’Europe. Si ses méthodes ne sont guère orthodoxes et ne tiennent guère compte de la dimension sociale, il faut lui reconnaître une efficacité sans pareil et aussi un comportement… peu diplomatique.
Elon Musk, le nouvel ami de Donald Trump, dans le collimateur de Thierry Breton au grand dam de Ursula von der Leyen !
Ainsi, récemment, il a écrit une lettre d’avertissement au milliardaire étatsunien grand « ami » de Trump, Elon Musk, sur le risque de sanction qu’il prendrait en se mettant en infraction avec le règlement sur le numérique que Breton lui-même a mis au point et qui est le premier régulateur au monde en la matière. Cela n’a guère plu à Ursula qui reproche à son bouillant commissaire d’intervenir dans la campagne électorale US !
Cet incident montre qu’une fois de plus les institutions européennes sont au service des intérêts des grandes entreprises transnationales et se moquent de l’avenir industriel de l’Europe. Avenir industriel qui implique une souveraineté européenne à l’égard des Etats-Unis comme de la Chine. On est loin du compte comme on le verra plus loin !
Audi Brussels
À la base, l’événement fut la grande manifestation européenne pour le sauvetage d’Audi Bruxelles. Cette usine qui appartient au groupe allemand Volkswagen est menacée de fermeture. La direction qui a refusé au départ toute concertation sociale a procédé à une sorte de « lock out » qui a surpris les travailleurs.
Voiture électrique. Enjeu climatique, industriel ou financier ? C’est tous les trois en même temps. Mais c’est avant tout un rapport de forces économiques entre l’Union européenne d’une part et les Etats-Unis et la Chine d’autre part. Et l’UE est loin d’être gagnante. Et ce sont les travailleurs qui payent les pots cassés.
D’ailleurs, une solidarité internationale est en train de s’élaborer sur ce conflit. Même des travailleurs étatsuniens se solidarisent avec ceux d’Audi Brussels.
Une délégation de travailleurs US du secteur automobile s'est rendue auprès de leurs camarades d'Audi Brussels. La véritable Internationale des travailleurs !
L’idiot du village mondial
Dans son édition du 9 septembre dernier, le quotidien conservateur belge « La Libre Belgique » publie un très intéressant article du journaliste économiste Raphaël Meulders intitulé « L’Europe ne veut pas être « l’idiot du village mondial : A un horizon raisonnable on va souffrir. ». Il y est constaté :
« Le chiffre a de quoi interpeller. Sur les 50 plus grandes entreprises technologiques au monde, seules quatre sont européennes. Le Vieux continent a rarement si bien porté son nom. Pas d'Alibaba, de Tesla ou d'Apple européen. Le continent est aussi à la traîne dans l'intelligence artificielle qui s'annonce comme une révolution des modèles économiques de demain. Quel est le problème ? Les universités européennes restent pourtant parmi les meilleures au monde, les start-up innovantes sont également nombreuses. Mais c'est au moment de la concrétisation, du passage à grande échelle que le bât blesse.
L'Europe n'a pas réussi à créer l'environnement légal, fiscal et régulateur permettant l'émergence de très grands champions technologiques, analyse Eric Dor, professeur en économies à l'IÉSEG, école de Commerce à Paris et Lille. De nombreuses start-up européennes partent se développer aux États-Unis où elles peuvent également trouver du capital à risques qu'elles n'ont pas en Europe". Le Vieux continent a pris du retard, surtout sur les deux grands autres blocs économiques du monde, à savoir la Chine et les États-Unis. »
Ce qui démontre que les institutions européennes gangrénées par l’idéologie néolibérale et aussi la schizophrénie institutionnelles – c’est-à-dire une rivalité entre un pouvoir supranational représenté par la Commission et un pouvoir intergouvernemental représenté par le Conseil – sont incapables d’imposer une politique industrielle.
La Chine est l’atelier du monde.
Une autre cause se trouve dans les fameux traités de libre-échange. C’est le dogme européen qui a suivi la crise financière de 2008. Ouvrir les frontières, éradiquer le protectionnisme et considérer qu’être souverain consiste à un repli sur soi. En réalité, on se trouve dans un jeu à trois : Etats-Unis, Chine et Union européenne. C’est cette dernière qui est le dindon de la farce ! On se souvient d’ailleurs de l’avertissement du président de la Commission européenne de 1999 à 2004, l’Italien Mario Prodi : « La Chine est devenue l’atelier du monde. » On n’en a manifestement pas tenu compte.
Comme le dit Eric Dor :
« On a appliqué avec naïveté le catéchisme du libre-échange intégral sans tenir compte du fait que les dés étaient parfois pipés chez nos principaux partenaires commerciaux."
Dans ce jeu à trois, c'est la Chine qui a lancé les hostilités, avec, dès 2015, différents plans à long terme dont celui nommé "Made in China 2025". À l'époque, la Chine se rend compte qu'être l'usine du monde pour des produits à bas prix risque vite de se retourner contre elle. La production de ce type de biens commence ainsi déjà à partir vers des pays d'Asie aux plus bas salaires. « Pékin a décidé de créer une économie duale : fermée sur la Chine mais ouverte sur le monde », explique Tanguy Struye de Swielande. Le gouvernement chinois mise aussi toute sa politique économique sur deux axes fondamentaux pour la suprématie économique mondiale, à savoir la technologie et les matières premières. Et n’oublions pas la fameuse route de la soie qui a permis à l’Empire du Milieu de tisser un réseau de routes commerciales unique au monde.
La classe moyenne US vs le Parti communiste chinois
Quant aux Etats-Unis, selon Tanguy Struye de de Swielande, professeur en relations internationales à l'UCLouvain, ils emboîtent rapidement le pas de Pékin sous la fin de l'administration du président Obama. Le bras de fer est lancé. « Il y a une forte volonté américaine de ramener sur leur sol, tout ce qu'ils ont délocalisé en Chine », poursuit le professeur de l'UCLouvain. « C'est un concept officiel : la politique américaine étrangère est désormais réalisée en fonction de la classe moyenne américaine, celle qui a le plus souffert et a été abandonnée durant toutes les crises précédentes. Obama a commencé avec ce principe et il a été suivi par Trump et Biden. Même si les styles et politiques sont différents, la logique est la même : protéger les emplois américains face à la Chine. » Selon le professeur, les protectionnistes américains et chinois sont sensiblement différents. « Les grandes entreprises chinoises sont toutes contrôlées par le parti communiste. Elles ont une marge de manœuvre très limitée ; là où il y a parfois des tensions entre le gouvernement américain et les multinationales US qui peuvent percevoir le protectionnisme comme un frein à leurs bénéfices ».
Quant à l’Europe, si la mondialisation lui fut au départ, avantageuse, notamment en exportant sa haute technologie et en important de Chine des produits à bas prix, celle-ci l’a rattrapée, même dépassée. C’est le vieux continent qui importe massivement les produits de la technologie chinoise.
En matière énergétique, depuis la guerre d’Ukraine, c’en est fini du gaz à bon marché que l’Allemagne entre autres importait de Russie pour son industrie automobile. Grâce à Ursula von der Leyen, l’Europe est contrainte d’importer du gaz en provenance des Etats-Unis et d’Azerbaïdjan au détriment du peuple arménien à un prix bien plus élevé et la Russie parvient à contourner les sanctions européennes en exportant son gaz vers l’Europe via des voies détournées, mais là aussi, à un coût bien plus élevé. Quant aux énergies « renouvelables », l’Europe est inondée d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques en provenance de Chine !
Si on écoute MM. Dor et Tanguy Struye de Swielande, la transition énergétique européenne patine. « On est passé d'une dépendance à une autre. L'Europe n'est pas compétitive sur le renouvelable et doit importer massivement de Chine des panneaux solaires, batteries, éoliennes ». Récemment, le marché de l'automobile électrique a été inondé de véhicules bon marché et supposément subsidiés par la Chine, mettant en difficultés les constructeurs européens. « La Chine a été plus dynamique, via notamment une politique assumée de défense de ses champions nationaux et en faisant aussi fi des règles du commerce international », poursuit M. Dor. C’est une des causes principales de la catastrophe industrielle et sociale de l’usine Audi Brussels et de la fermeture en Allemagne de deux usines Volkswagen.
L’écologie contre la compétitivité
Autre retard, celui des matières premières devenues stratégiques pour la construction de matériel de haute technologie « En Europe, on est dans l'idée du Nimby ("Not in my backyard"), pas de pollution chez moi. On ne veut pas exploiter de nouvelles mines », avance Tanguy Struye de Swielande. On est donc obligés d'aller voir ailleurs. Ce n'est pas mon point de vue, mais beaucoup d'analystes disent aussi que le Green deal est un frein européen. Les normes sont tellement strictes, qu'on perd en compétitivité ». Et Eric Dor de rajouter : « On est en concurrence frontale avec des normes sociale et environnementale plus faibles. » L'accès au capital est aussi compliqué en Europe d'où la nécessité d'achever l'union des marchés des capitaux, sans oublier cependant la question sociale, car il n’est pas question de céder en ce domaine.
Ainsi, la faiblesse de l’Union européenne est catastrophique. Cependant, certaines réponses commencent à être esquissées. Cela fera l’objet de notre prochain article consacré au rapport Draghi.
Pierre Verhas