Plusieurs événements démontrent que rien ne sera plus comme avant. Nous citons souvent Antonio Gramsci sur le blog « Uranopole » : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Aujourd’hui, le nouveau monde se précise, mais les monstres sont bien là.
L’élection de Donald Trump en est un. Son programme de repli sur soi des Etats-Unis mènera sans doute à un apaisement en Europe orientale, mais il reste un chaud partisan de la dérive nationaliste d’Israël. Aussi, il ne résultera de cette politique aucun nouvel équilibre. D’autre part, il imposera un protectionnisme qui sera nuisible aussi bien à l’Union européenne qu’aux pays du « Sud global ». Ce seront des sources de tensions qui pourraient avoir de graves conséquences à l’avenir. Et puis, Donald Trump dicte sa politique sans consulter les « partenaires » des USA et ne tenant aucun compte des intérêts des peuples tiers.
La fin de l’atlantisme ?
L’éditorialiste du « Monde » Alain Frachon écrit dans l’édition du 7 novembre : « On va manquer de champagne au Kremlin et on va manquer de munitions dans les tranchées du Donbass. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche est une excellente nouvelle pour Vladimir Poutine. Elle augure mal des chances de l’Ukraine de négocier en bonne position face à la Russie. Trump II porte aussi un coup à la solidarité transatlantique : ce concept est indifférent au républicain. Sa victoire dans l’élection du 5 novembre isole les Européens. Elle les place devant une responsabilité historique : compter sur leurs forces pour assurer leur défense face à l’expansionnisme russe. »
Ce serait donc la fin de l’atlantisme !
Il ajoute : « Un bouleversement stratégique est en marche. Il était peut-être inéluctable, il est accéléré par le vote des Américains. La prophétie du général de Gaulle se réalise : un jour, les Etats-Unis quitteront le Vieux Continent. Celui-ci doit devenir adulte, sauf à céder sur ce qui lui est cher – inviolabilité des frontières, non-recours à la force, appui aux démocraties libérales naissantes. Une Amérique s’en va, une Europe stratégique doit naître. Si l’Union européenne (UE) manque à cet appel, elle subira un monde dominé par des blocs de puissance qui n’ont qu’une seule règle dans les relations entre Etats : le rapport de force. »
Trump n’applique pas cette politique qu’à l’Europe. Selon Alain Franchon :
« Trump trouve que l’OTAN lui coûte trop cher et ne lui rapporte rien. Il estime que le principe d’une solidarité automatique entre démocraties de part et d’autre de l’Atlantique ou du Pacifique n’a pas de sens. Les alliances conclues par Washington durant la guerre froide seraient obsolètes. Il est étranger à la tradition du missionarisme démocratique américain. Taïwan aussi doit payer plus pour sa sécurité, et le républicain a laissé planer un doute sur ce que feront les Etats-Unis en cas d’attaque chinoise – tout comme en cas d’attaque russe sur un pays balte. »
Et il conclut : « Plus largement, Trump est en phase avec les objectifs que la Russie et la Chine ont définis dans leur pacte d’« amitié sans limites » du 4 février 2022. Les grandes puissances ont droit à une zone d’influence privilégiée ; les pactes de défense conclus par Washington avec l’Europe ou l’Asie n’ont plus lieu d’être ; enfin, la question des droits de l’homme doit être chassée des relations entre Etats.
Autocrate contrarié (par les institutions américaines), Trump revient au pouvoir à un moment où le nombre de démocraties dans le monde ne cesse de diminuer. Chaotique à l’intérieur et ayant affaibli les Etats-Unis à l’extérieur, son premier mandat a été perçu à Moscou et à Pékin comme le signe de l’inexorable déclin de l’Occident. Chinois et Russes ont toutes les raisons de penser que ce deuxième mandat accélérera le mouvement. »
N’oublions pas que son successeur, Joe Biden, poursuivit cet affaiblissement de l’empire américain. Par son unilatéralisme, il contribua à l’isolement des USA. On le voit dans le conflit du Proche Orient.
En outre, de nouveaux rapports de force sont en train de s’imposer. On a peu parlé du sommet des BRICS qui s’est déroulé en Russie, sous la présidence de Poutine, le 24 octobre. Le « bloc » occidental dominé par les USA a désormais un obstacle sur son chemin vers la domination unilatérale qu’il tente d’imposer depuis des décennies. Ce n’est pas un hasard si ce Sommet a eu lieu juste avant les élections américaines.
Le sommet des BRICS en octobre 2024 à Kazan en Russie, a réuni une trentaine de pays qui représentent un poids financier plus important que le G 7.
Selon Francesco Maringio dans « le Grand Soir » du 24 octobre 2024 : La tenue de ce sommet en Russie dont les pays participants représentent ensemble 45 % de la population mondiale et un PIB supérieur à celui du G7 rompt avec la rhétorique en vogue en Occident de « l’isolement de la Fédération de Russie » par la communauté internationale.
Un mensonge factuel si l’on considère, par exemple, les votes dans des forums tels que les Assemblées générales des Nations unies ou la liste des pays adhérant à la politique de sanctions des États-Unis, mais un mensonge qui s’est frayé un chemin dans la perception de masse ici en Europe. La deuxième considération, peut-être encore plus importante, découle du fait que BRICS+ est le résultat d’un élargissement progressif des sommets informels des pays BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), qui ne se sont jamais considérés comme le pivot d’un pôle géopolitique naissant, homogène politiquement et idéologiquement et dirigé contre d’autres pays ou blocs géopolitiques.
Une nouvelle méthodologie dans les relations internationales
Cela entraîne une conséquence fondamentale : comme il n’y a pas de hiérarchie de pouvoir dans les relations entre les pays, ce club ne peut prendre de décisions que par consensus. Cela ne signifie pas que les relations de pouvoir n’existent pas, ni que les décisions ne doivent pas être arbitrées entre les différentes exigences, mais que l’on expérimente ici une méthodologie des relations entre grands pays qui est une alternative à celle qui est en vogue ici en Occident où, sous le vernis (de plus en plus estompé) d’une démocratie affichée mais non pratiquée, se cache un système de relations basé sur la dépendance d’une « périphérie » vis-à-vis d’un « centre » de commandement politique et militaire, qui annule la souveraineté des États. C’est ici la grande différence entre le modus operandi en vogue parmi les pays BRICS+ et, par exemple, le G7, est flagrante.
Un autre signe intéressant à noter est la présence au sommet de Kazan du Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Ce n’est pas une nouveauté en soi. Guterres avait déjà participé au précédent sommet en Afrique du Sud et il a l’habitude d’assister à des sommets réunissant un grand nombre d’États membres de l’ONU, mais sa participation aujourd’hui revêt une signification particulière. Dans les couloirs de la diplomatie internationale, les paroles de condamnation de l’ONU par Israël résonnent toujours sans être atténuées, ni déplorées par ses principaux partenaires et soutiens, à commencer par les Etats-Unis. Plus encore, ils font écho aux missiles israéliens qui ont délibérément attaqué les bases de la mission de la FINUL déployée au Sud-Liban, en violation flagrante du droit international et de la résolution 1701 du Conseil de sécurité. Une fois de plus, le double standard occidental apparaît : la stratégie de sécurité nationale étasunienne de 2017 (la première signée par Donald Trump) définissait la Russie et la Chine comme deux adversaires ayant adopté une « posture révisionniste » à l’égard de l’ordre international, indiquant l’intention de ces deux pays de bouleverser l’équilibre mondial. C’est précisément l’affaire Unifil de la part d’Israël et l’aval substantiel des États-Unis (son principal partenaire et fournisseur d’équipements militaires) qui montrent que ceux qui veulent bouleverser les règles internationales sont plutôt certains pays du bloc occidental (dont beaucoup ont un poids colonial), dans leur tentative antihistorique d’empêcher l’émergence de pays (dont beaucoup sont d’anciennes colonies), dont le poids accru dans les relations internationales conduit à une démocratisation croissante des règles du jeu.
Antonio Guterres, secrétaire général de l'ONU, refuse de s'aligner, mais son influence est assez faible, malheureusement.
Vers un nouvel ordre financier international ?
L’un des principaux domaines sur lesquels ce sommet BRICS+ devrait faire des progrès significatifs est un ensemble de propositions pour un nouvel ordre financier international. L’ordre financier actuel repose en effet sur un système institutionnel fortement déséquilibré qui sert les intérêts des pays riches du Nord au détriment de la plupart des pays à faible revenu du Sud. Une étude du World Inequality Lab montre qu’il y a eu un transfert net de richesses des pays pauvres vers les pays riches au fil des ans. Les plus grandes économies du monde ont reçu un transfert direct de richesse égal à 1 % de leur PIB (1 % si l’on prend en compte les 20 % des économies les plus riches du monde, 2 % si l’on réduit le champ à 10 % de ces économies) de la part des 80 % des pays les plus pauvres qui sont ainsi contraints de transférer environ 2 à 3 % de leur PIB chaque année, des sommes qui pourraient être consacrées à des politiques de développement à l’échelle nationale. Ce transfert de richesses est rendu possible par la centralité du dollar dans le commerce international, un privilège qui institutionnalise cette fuite des ressources des pays pauvres vers les pays riches.
Pour ces raisons, une discussion est mûre sur la manière de surmonter ce système inique, à travers des actions capables de définir un nouvel ordre financier international, par exemple à travers la création d’une unité monétaire comptable commune aux pays BRICS+ (un nom possible a déjà été identifié : « l’Unité »), la réalisation d’une plateforme de paiements en monnaies numériques des différents États (BRICS Bridge) et d’un nouveau système de paiement (BRICS Pay), basé sur une chaîne de blocs (blockchain), capable de contourner les transactions en dollars, auxquels il faut ajouter la naissance d’une nouvelle agence de notation alternative aux trois plus importantes étasuniennes (S&P Global Ratings, Moody’s et Fitch Group).
Ainsi, les Etats-Unis et leurs « vassaux » européens, sans oublier la Corée du Sud et le Japon n’auront plus le monopole du contrôle des transactions financières mondiales. Cela aura d’énormes conséquences à moyen terme. L’Europe devrait saisir cette opportunité puisque, semble-t-il, les dirigeants européens commencent à comprendre que depuis l’élection de Trump, l’UE doit, dans son intérêt, trouver sa propre autonomie en matière de défense comme dans le domaine des relations commerciales internationales, comme cela a été évoqué plus haut.
Mais qui en aura la réelle volonté ?
Pierre Verhas
Post scriptum
Un match « hooligané » à Amsterdam
À la suite des incidents entre supporters du Maccabi de Tel Aviv et de l’Ajax d’Amsterdam, voici ce qu’a écrit Henri Goldman, membre de l’UPJB (Union des Progressistes Juifs de Belgique), association née juste après la Seconde guerre mondiale regroupant ce qu’on appelle les Juifs « de gauche ». Il est aussi le fondateur de la revue « Politique ».
« JE DÉTESTE LES HOOLIGANS. Malheureusement, ces hordes généralement avinées qui, pour évacuer leur trop plein de testostérone, se castagnent avec les supporters du club d'en face existent partout. On en trouve aussi parmi les supporters de l'Ajax Amsterdam et parmi ceux du Maccabi Tel-Aviv qui ne sont pas non plus des anges. La police fait d'ailleurs état "d'incidents des deux côtés".
Je me garderai bien d'ajouter quoi que ce soit au commentaire d'évènements lamentables auxquels je n'ai pas assisté. Sauf ceci : évoquer à leur propos une "explosion d'antisémitisme" me semble tout à fait déplacé. J'ai beau éplucher les dépêches d'agence et les vidéos qui circulent, je n'ai rien vu dans les incidents rapportés où les supporters du Maccabi auraient été visés en tant que Juifs. Ils l'étaient en tant qu'Israéliens, ce qui n'excuse nullement les actes violents dont ils furent victimes, actes particulièrement imbéciles.
Il faut arrêter toute cette confusion. Ça devient un réflexe pavlovien de voir de l'antisémitisme chaque fois qu'on s'en prend à des Israéliens, et d'en rajouter dans l'hyperbole ("pogrom", "nuit de Cristal"…). Petit à petit, la réprobation d'Israël, qu'elle se manifeste à propos ou non, devient la nouvelle définition de l'antisémitisme contemporain, entraînant les Juifs du monde entier dans la tourmente. On voit trop bien à qui profite cet amalgame.
Avant les violences, des hooligans du Maccabi Tel-Aviv avaient semé le trouble à Amsterdam. »
On se trouve devant une stratégie de la tension qui est très dangereuse. La presse mainstream en rajoute. On dirait que les incidents graves et inadmissibles qui se sont déroulés avant ce match doivent être assimilés à un pogrom. S’il y a eu en effet quelques incidents qui relèvent de l’antisémitisme, ils sont le fait d’une minorité. Et cela est du pain bénit pour les extrémistes sionistes qui soutiennent la politique d’extermination des Palestiniens de Netanyahu et de Ben Gvir qui sont tout heureux d’avoir une justification à leurs exactions.
D’ailleurs le même Netanyahu conseille aux Israéliens de ne plus assister aux manifestations sportives et culturelles en Europe auxquelles participeront des équipes de l’Etat hébreu. Voilà donc le Premier israélien qui applique une sorte de BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) à son propre pays !
P.V.
Et cela a des conséquences significatives… à Londres !
Le site « Le Grand Soir » révèle que Haim Bresheeth, israélien et juif, fils d'une victime de la Shoah, professeur à la retraite et fondateur du Jewish Network for Palestine, a été interpellé par la police londonienne après un discours propalestinien. Accusé de soutenir une organisation terroriste a été interpellé. Cette arrestation intervient dans un climat de surveillance accrue des militants propalestiniens au Royaume-Uni.
Haim Bresheeth a été arrêté à Londres après avoir pris la parole lors d’une manifestation propalestinienne devant la résidence de l’ambassadrice israélienne Tzipi Hotovely. Durant son discours, il a affirmé qu’« Israël ne peut pas gagner contre le Hamas », une déclaration qui a conduit les forces de l’ordre à l’accuser de soutien à une organisation proscrite, en vertu du Terrorism Act de 2000.
Bresheeth a passé une nuit en garde à vue avant d’être relâché sans charge le 2 novembre, bien qu’il reste sous enquête. Son arrestation fait suite à plusieurs autres actions policières visant des militants et journalistes pro-palestiniens au Royaume-Uni, suscitant des inquiétudes sur la liberté d’expression dans ce contexte.
Il faut dire qu’après l’affaire Assange, on a de quoi s’inquiéter de l’évolution de la liberté d’expression dans le pays de l’habeas corpus…
P.V.