On se souvient de la célèbre mélopée sud-africaine « Le lion est mort ce soir » qui chante la joie populaire d’un village rassuré par le décès de son prédateur dans la jungle environnante.
La disparition du « patriarche » de l’extrême-droite française évoque cette mélopée : il est parti, bon débarras, comme si l’extrême-droite se trouvait désormais orpheline. Marine et Marion, sa fille et sa petite fille, peut—être, mais ce courant politique de plus en plus puissant, non ! A la limite, il se réjouit aussi d’être allégé du poids de l’homme du « détail de l’histoire » et de « Durafour crématoire » qui dérangeait. Cependant, gageons que sa « pensée » marquera encore longtemps les esprits…
Mais qui était réellement Jean-Marie Le Pen et quelle fut sa réelle influence ?
On lit dans « Mediapart » l’analyse de l’historien Nicolas Lebourg, par ailleurs un de ses chroniqueur :
« Ceux qui l’ont haï et ceux qui l’ont adulé peuvent se mettre d’accord sur un point : le fondateur du Front national a démontré que l’on pouvait changer la France sans la gouverner. Raciste, antisémite, éveilleur des passions d’extrême droite du pays, il fut aussi un révélateur de la société française.
Jean-Marie Le Pen est mort mardi 7 janvier, à l’âge de 96 ans. Le fondateur du Front national (devenu Rassemblement national en 2018) disparaît le jour de la commémoration des dix ans de l’attentat qui a visé Charlie Hebdo, tuant douze personnes, dont les dessinateurs Cabu, Charb ou Tignous, qui n’avaient jamais caché leur haine contre celui qui fut le moteur et le visage du renouveau de l’extrême droite en France après la Seconde Guerre mondiale.
Son décès intervient alors que sa fille, Marine Le Pen, est en visite à Mayotte, où ses éternels appels à lutter contre l’immigration trouvent un écho d’autant plus favorable qu’ils se distinguent désormais très peu des messages du gouvernement lui-même.
Jean-Marie Le Pen a multiplié toute sa vie les déclarations racistes, antisémites, minimisant les crimes nazis ou louant la colonisation, qui lui ont valu nombre de condamnations (lire l’encadré). Son épitaphe pourrait être l’une de ses phrases fétiches : « Je suis l’homme le plus haï de France. » Elle n’était pas forfanterie.
Dans une société aux représentations très droitisées, il est peut-être délicat pour les plus jeunes de savoir à quel point fut clivant celui que l’historien Grégoire Kauffmann a affublé à jamais du surnom de « diable de la République ».
Incontestablement, JM Le Pen a réussi à faire « revivre » les idées d’extrême-droite en France et même ailleurs : c’est ce qu’on appelle « la Lepénisation des esprits ». Il est vrai que ce courant a toujours existé en France. Il était même présent sous l’Ancien régime : la Fronde, la révolte de la petite noblesse contre le Roi Louis XIII, en est une des premières manifestations.
Natacha Polony analyse son étonnante ascension dans un éditorial de l’hebdomadaire « Marianne » :
« Comment passe-t-on en quarante ans d’un petit groupuscule fondé par des nostalgiques de l’OAS et de l’Occident blanc à un parti drainant 11 millions de voix, un parti aux portes du pouvoir ? Le concept forgé par ceux qui prétendent analyser le phénomène, la « lepénisation des esprits », ne fait que démontrer combien leur analyse, justement, a fourni une partie du carburant.
Voilà quarante ans que, de sociologues en journalistes, on remplace la pensée politique par le discours épidémiologique sur un supposé virus contre lequel la quarantaine et le confinement seraient les seuls traitements. Et même lorsque, du triomphe de Donald Trump et Elon Musk aux scores massifs des partis d’extrême droite partout en Europe, les faits nous enjoignent d’abandonner le jugement moral pour, de toute urgence, retrouver ce chemin de la pensée politique, certains continuent à brandir leur crucifix et à jouer les exorcistes pour cacher que le seul enjeu est de maintenir intact leur pouvoir.
Il n’y a aucun hasard à ce que la première percée du Front national ait eu lieu au moment où François Mitterrand entérinait la fin de toute tentative d’infléchir la mondialisation naissante. La gauche au pouvoir renonçait à ses promesses et abandonnait les classes populaires en acceptant la division mondiale du travail impliquée par le libre-échange et l’ouverture à tous vents du marché commun, mais elle trouvait dans l’épouvantail Le Pen un moyen d’affaiblir la droite pour éviter de payer trop cher dans les urnes le prix de son renoncement. Et cet épouvantail a l’immense avantage de contaminer tout ce qu’il touche. »
Effectivement, ce qu’on a appelé le « tournant libéral » de la gauche française au pouvoir depuis 1981est bien plus fondamental qu’un simple revirement stratégique. Il signifie le déclin de la social-démocratie. Son apport majeur dans l’histoire de l’Europe occidentale fut la sécurité sociale et les lois sur le travail, tout en étant réticente aux indispensables réformes de structure comme le voulaient les syndicats. Elle a profité de la politique keynésienne d’après-guerre pour imposer ses réformes sociales. C’était les trente glorieuses et les courants politiques extrémistes étaient insignifiants. Cependant, peu à peu, la social-démocratie s’essoufflait : elle n’avait plus de projets mobilisateurs.
Après mai 68, elle est passée progressivement du social au sociétal. Elle a abandonné les classes populaires. Elle ne s’est pas opposée à la mondialisation néolibérale qui se renforçait dès le début de la décennie 1980-90. Ainsi, la social-démocratie laissa un vide qui profita à l’extrême-droite et Le Pen l’avait bien compris. Il faut aussi dire que Mitterrand lui a donné un sérieux coup de main : en 1982, il fit en sorte que Le Pen soit invité à l’émission « L’heure de vérité » diffusée par Antenne 2 (l’ancêtre de France 2) à une heure de grande écoute lui donnant ainsi accès aux grands médias. Cela provoqua un tollé, mais JM Le Pen avait franchi une étape majeure. Il comptait désormais dans l’arène politique. Ce fut le début de son irrésistible ascension et de celle de l’extrême-droite.
Mitterrand avait agi ainsi parce qu’il prévoyait une défaite de son camp aux prochaines élections législatives de 1986. Après avoir viré de bord en 1983, passant d’une politique sociale et économique de gauche à ce qu’on a appelé le « tournant libéral », il a affaibli son camp. Par après, en introduisant le Front national, tout en décrétant le scrutin proportionnel, il prit ce moyen pour affaiblir la droite républicaine. Entre temps, aux élections européennes de 1984, le Front national engrangea 10 % des voix et amena une dizaine de ses députés, dont Jean-Marie Le Pen au Parlement européen et devint ainsi une force politique avec laquelle il faudrait désormais compter. De même aux législatives de 1986, des députés FN furent élus pour la première fois et affaiblirent la droite triomphante. Par après, on en est vite revenu au scrutin majoritaire à deux tours, l’extrême-droite risquant d’obtenir la majorité absolue !
Incontestablement, Le Pen a contribué au succès de l’extrême-droite en Europe dont les causes sont multiples. Comme dit plus haut, la transformation de la social-démocratie en une gauche bourgeoise et sociétale en est une des principales causes. Et ce n’est pas propre à la seule Europe. Le succès de Donald Trump le montre : sa concurrente Kamala Harris présentait toutes les caractéristiques du progressisme libéral de gauche. Elle a bénéficié du soutien actif de la presse mainstream. Mais on a oublié que, comme la social-démocratie en Europe, le Parti démocrate avait abandonné le peuple en plus de la calamiteuse présidence de Joe Biden. Et ce peuple ne se trouve pas dans les mégalopoles la côte Ouest et de la côte Est, mais dans le Middle West, dans le Deep South et dans les Etats industriels du Nord.
Le Front national devint une entreprise familiale. Jean-Marie Le Pen poussa sa fille Marine au sommet. Celle-ci avait compris que pour progresser, il fallait en finir avec les dérapages antisémites dont son père était coutumier. Elle entama ce qu’on a appelé la « dédiabolisation ». Et elle y a incontestablement réussi après pas mal de temps. Un exemple, en 2002, lorsque JM Le Pen parvint à se hisser au second tour des élections présidentielles face à Chirac, il n’y eut pas de débat de second tour et il ne fut invité nulle part et son score final fut minable. Depuis l’élection de Macron en 2017, Marine Le Pen est régulièrement reçue à l’Elysée, dans les grands médias. Elle changea le nom du Parti : « rassemblement national », cela fait moins guerrier que « front national » ! Cela n’empêche pas le RN de compter en son sein pas mal de « nostalgiques » du IIIe Reich et du régime pétainiste.
Il faut aussi souligner les incohérences de l’extrême-droite et particulièrement du RN. Sur le plan socio-économique, son programme est tantôt keynésien, tantôt ultralibéral. En définitive, ce courant politique se base sur le rejet de « l’autre » et la volonté de détruire le régime de démocratie libérale et aussi le socialisme, mais n’a pas un projet cohérent. Il faut cependant observer que ses adversaires libéraux et sociaux-démocrates nagent aussi dans l’incohérence !
Pourtant, l’extrême-droite en Europe se développe et se trouve au pouvoir dans plusieurs Etats-membres de l’UE. Dans 6 pays sur 27. Pays-Bas, Italie, Finlande, Hongrie, Slovaquie, sans oublier la Suède où l'extrême droite soutient le gouvernement sans y participer. En plus, dans trois autres pays, l’Allemagne, l’Autriche et la France qui connaissent chacun une crise politique majeure, l’extrême-droite pourrait s’imposer à court terme. Et n’oublions pas la Belgique où les nationalistes flamands néo-nazis du Vlaams Belang et les nationalistes flamands « démocrates » de la NV-A (Alliance nationale flamande) de Bart De Wever, en principe futur Premier ministre, engrangent ensemble plus de 50 % des scrutins.
Bart De Wever, nationaliste flamand issu de l'extrême-droite occupera sans doute « le 16» (l'équivalent belge de Matignon) dans quelques jours...
Ainsi, cinq des Etats fondateurs de l’UE sont concernés ! Cela fait beaucoup au niveau d’une UE en grave crise et incapable de trouver une orientation conforme à ses fondamentaux.
Cette extrême-droite qui contribue à affaiblir la position géopolitique de l’UE est bien entendu soutenue par ses ennemis comme la Russie de Poutine. Il est vrai que la politique adoptée par Ursula von der Leyen de position en flèche contre la Russie depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le refus de négocier un cessez-le-feu et d’imposer les accords de Minsk, sans compter les sanctions économiques qui ont coûté plus cher à l’UE qu’à la Russie.
Pierre Verhas
Prochain article : L’extrême-droite des milliardaires.