Notre ami Bernard Gensane a publié sur son blog https://bernard-gensane.over-blog.com/ en deux parties une longue et remarquable recension d’un récent ouvrage étatsunien relatif au néolibéralisme écrit par George Monbiot et Peter Hutchinson « La doctrine invisible ; l’histoire secrète du néolibéralisme comment il en est arrivé à contrôler nos vies. » Traduit (fort bien) de l’anglais par Mathilde Ramadier. Paris, Les Éditions du Faubourg 2025.
Il s’agit d’une analyse approfondie du régime néolibéral depuis ses origines au Bas Moyen-âge jusqu’à nos jours dont les auteurs tirent des conclusions sur l’évolution de notre société.
Depuis 2020 avec la pandémie du COVID, février 2022 après l’offensive russe en Ukraine, octobre 2023 à Gaza et janvier 2025, l’élection de Donald Trump, il y a de profonds changements géopolitiques, économiques et sociaux. Une fois de plus, nous pouvons citer Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. ».
Bernard Gensane commence par bien situer le débat, se référant à George Orwell dans son analyse de l’ouvrage de Friedrich Hayek, « La route de la servitude » que l’on peut assimiler au « Manifeste du parti communiste » du néolibéralisme.
En avril 1944, George Orwell rend compte de l’ouvrage de Friedrich Hayek The Road to Serfdom (La Route de la servitude). Il relève ceci : « La thèse du professeur Hayek est que le socialisme mène inévitablement au despotisme, et qu’en Allemagne les Nazis ont pu réussir parce que les socialistes avaient accompli une bonne partie du travail pour eux, particulièrement le travail intellectuel permettant d’amoindrir le désir de liberté. Le socialisme donne nécessairement le pouvoir à une caste centrale de bureaucrates qui, presque toujours, voudront le pouvoir pour le pouvoir. Selon Hayek, la Grande-Bretagne suit une voie identique à celle de l’Allemagne, avec une intelligentsia de gauche qui mène la danse et des conservateurs qui suivent hardiment. Le seul salut réside dans le retour à une économie non planifiée, la libre concurrence et l’accent mis sur la liberté plutôt que sur la sécurité. » A contrario, Orwell observe que « Le capitalisme mène aux files d’attente de chômeurs, à la ruée vers les marchés et à la guerre. Le collectivisme conduit aux camps de concentration, au culte des dirigeants et à la guerre. Ce problème est sans issue, à moins qu’une économie planifiée puisse être combinée avec la liberté de l’intellect, ce qui ne peut se faire que si le concept du bien et du mal est rétabli dans la politique. »
Depuis lors, on parle de « néolibéralisme », mais la définition n’est pas claire. Aussi, une analyse préalable est nécessaire.
Le néolibéralisme, tel qu’il est redéfini par les auteurs de ce fort ouvrage, est une idéologie dont la croyance centrale veut que la compétition définisse l'humanité tandis que le capitalisme est traité comme une loi de la nature, l’aboutissement “ naturel ” de l’évolution humaine, mais certainement pas un système fondé, au départ, sur le pillage des colonies. Elle nous dit que nous sommes cupides et égoïstes mais que cette cupidité et cet égoïsme ouvrent la voie au progrès social générant la richesse qui, finalement, nous enrichira tous. Enfin, cette idéologie nous présente comme des consommateurs plus que comme des citoyens. Les néolibéraux postulent qu’un État qui cherche à changer la situation sociale du pays par le biais de dépenses publiques et de programmes sociaux récompense l'échec. Par ailleurs, il alimente la dépendance et subventionne les perdants. Se façonne alors une société peu entreprenante dirigée par des bureaucrates qui bâillonnent l'innovation et découragent la prise de risque jusqu'à nous appauvrir tous.
Dans la perspective néolibérale, à quoi doit se limiter le rôle des gouvernements ? Il leur revient d'éliminer les obstacles à l'avènement de la hiérarchie “ naturelle ”. Pour ce faire, ils doivent réduire les impôts, supprimer la régulation – celle de la finance en particulier –, privatiser les services publics, limiter les manifestations, diminuer le pouvoir des syndicats, viser à l’interdiction du droit de grève et éradiquer la négociation collective. Bref : sortir le politique du champ de la société publique.
Le néolibéralisme est donc le contraire du libéralisme bourgeois traditionnel né après la Révolution française et à la fin des monarchies absolues. Le libéralisme bourgeois se basant sur les Lumières prônait le gouvernement « du peuple par le peuple », peuple limité aux bourgeois lettrés. Il se divisait en deux tendances, la classique prônant un pouvoir politique et la radicale souhaitant limiter l’Etat à sa plus simple expression, toutes deux œuvrant pour une économie libre de toute contrainte et ingérence étatique. Le néolibéralisme issu de la branche radicale prône à terme l’éradication pure et simple de l’Etat.
Ajoutons qu’en croyant que la compétition définisse l’humanité, le néolibéralisme est un antihumanisme. Il définit « l’homo oeconomicus » comme un individu consommateur guidé par la « rationalité » de ses seuls intérêts matériels, le citoyen étant considéré comme le valet d’un Etat par définition totalitaire.
Et pour bien comprendre, il est indispensable d’analyser l’histoire du néolibéralisme.
Les auteurs font remonter les origines du capitalisme à l'île de Madère, à 500 km de la côte occidentale de l'Afrique du Nord. Madère a d'abord été colonisé par les Portugais dans les années 1420. Quasiment pas habitée, les colons portugais l'ont traité en Terra nullius comme une page blanche. Ils ont rapidement commencé à la débarrasser de la ressource qui lui donna son nom en portugais, madeira signifiant bois. Quelques décennies plus tard, ils ont découvert une utilisation plus lucrative des terres et des arbres de Madère : la production du sucre.
Les colons ont importé de la main d’œuvre : d’abord des esclaves en provenance des îles Canaries, puis du continent africain. La production du sucre a connu son apogée en 1506, soit quelques décennies seulement après son démarrage. Elle a ensuite chuté précipitamment de 80% en l'espace de 20 ans. Un taux d'effondrement spectaculaire. Les Portugais sont restés très loin du record de la Grande-Bretagne qui, en 200 ans, a tiré de la seule Inde une richesse équivalente à 45 000 milliards de dollars actuels.
Si tant est qu’ils en aient eu, le néolibéralisme a balayé les velléités des dirigeants “ progressistes ” britanniques et étasuniens. Le président Clinton a ainsi signé des lois allant encore plus loin dans la dérégulation des industries financières et des télécommunications qui allaient priver les syndicats de leur pouvoir et vider l'État-providence de sa substance. Le président Obama à renfloué les banques, en fait sauvé le système bancaire, mais n'a imposé aucun cadre de sanctions qui aurait découragé les banquiers de persévérer dans l’« erreur ». Il a autorisé la réduction des normes environnementales et a permis la limitation de la souveraineté de l’État.
Cependant, le néolibéralisme s’accommode très bien du totalitarisme étatique pour pouvoir s’imposer. L’exemple du Chili est probant. Hayek n’a pas hésité à déclarer au sujet de cette dictature sanguinaire : « Je préfère un dictateur libéral à un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. » En clair, il n’y a pas de démocratie avec libéralisme.
Pour Monbiot et Hutchison – et pour tous ceux qui sont assez âgés pour avoir vécu cela en direct – le néolibéralisme tel que nous le pratiquons aujourd’hui est né lorsque Friedrich Hayek a visité le Chili du général Pinochet en en 1977 et en 1981. Le philosophe Grégoire Chamayou de l’ENS de Lyon défend la thèse selon laquelle le Chili est l’une des expériences les plus aboutie de ce qu’il nomme le libéralisme autoritaire. L’économiste Hélène Périvier de l’OFCE utilise la venue de Hayek au Chili durant la dictature pour soutenir que le néo-libéralisme est en fait en rupture avec le libéralisme politique, l’idéal démocratique. Lors de son premier voyage, Hayek, prix de la Banque de Suède en sciences économiques, naturalisé britannique en 1938, rencontre le général Augusto Pinochet pour une première prise de contact avec ce qu’il estime à juste titre être un pays laboratoire. Lors du second séjour, il affirme au cours d’une interview pour le journal chilien El Mercurio (12 avril 1981) : « personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme ». Comment mieux confirmer la thèse selon laquelle le libéralisme et plus particulièrement le néolibéralisme sont prêts à sacrifier la démocratie pour la défense des libertés ?
Comme l'a montré Naomi Klein dans son livre La Stratégie du choc, le néolibéralisme a souvent été imposé aux populations lors de grandes crises à des moments où elles étaient trop distraites pour résister, voire ne serait-ce que remarquer les nouvelles politiques que les gouvernants étaient en train de glisser sous le pas de la porte. Outre l’exemple du Chili en 1973, on remarque que le libéralisme s'est intensifié à la suite de l'invasion de l'Irak en 2002 en 2003 lorsque l'administration étasunienne a saisi et privatisé les actifs du pays. Le rapt a également été employé en 2005 après l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans. Foin des 1 800 personnes décédées, de policiers tirant au fusil d’assaut sur des civils désarmés et du million de déplacés. Milton Friedman a remarqué à l'époque que la plupart des écoles de la Nouvelle-Orléans étaient en ruine, tout comme les maisons des enfants qui les fréquentaient. Les enfants furent dispersés dans tout le pays, ce qui permit de réformer radicalement le système éducatif. Le capitalisme se développa dans toute son horreur : selon le photographe étasunien Stanley Greene, « Comme par hasard, dans les quartiers blancs, les supermarchés ont été ouverts aux gens, par solidarité. Dans les quartiers noirs, on a mis des gardes pour les empêcher d'entrer ! […] Le but n’était pas de faire revenir les gens, mais de faire de La Nouvelle-Orléans une ville blanche et lucrative. […] Des investisseurs recherchent partout les propriétaires des maisons détruites. Qu’ils rachetèrent pour 10 000 dollars. Katrina fut la plus grande opération de spoliation de tous les temps. »
Un autre aspect non cité ici est une des conséquences de la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989. Elle déclencha une véritable offensive néolibérale sur l’Europe centrale et la Russie encore soviétique à l’époque. Naomi Klein dans son ouvrage fondamental cité infra, rapporte la réception de Gorbatchev à Londres au sommet du G7 en juillet 1991.
Le Secrétaire général du PC de l’URSS était devenu très populaire en Occident, c’est-à-dire le bloc transatlantique, pour avoir permis une transition pacifique entre la dictature « prolétarienne » et une démocratie digne de ce nom en Europe de l’Est comme en URSS.
Il avait émis l’idée de « Maison commune » entre la Russie et l’Europe, car il souhaitait un rapprochement avec l’Europe occidentale. Sur le plan intérieur, Gorbatchev souhaitait en finir avec le collectivisme corrompu du règne de Brejnev et prônait un socialisme à la scandinave.
Pensant qu’il serait bien accueilli par les Occidentaux à ce G7, le président russe fut traité quasi en ennemi. Naomi Klein dans son ouvrage de référence « La stratégie du choc » (Actes Sud, 2008) rapporte : « L’accueil qu’on lui réserva à la réunion du G7 de 1991 le prit entièrement par surprise. Le message quasi unanime des autres chefs d’Etat était le suivant : si vous n’administrez pas immédiatement la thérapie de choc radicale, nous allons couper la corde et vous laisser tomber. « A propos du rythme et des méthodes de la transition, leurs propositions étaient ahurissantes. » écrirait plus tard Gorbatchev. »
On connaît la suite. Gorbatchev fut renversé, après l’intermédiaire Eltsine, les oligarques prirent le pouvoir avec Poutine à leur tête. En dépit des promesses faites au même Gorbatchev, l’OTAN s’étendit jusqu’aux frontières de la Russie avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui.
Ainsi, le néolibéralisme est une nuisance sur le plan des libertés démocratiques, dans le domaine économique et social et aussi géopolitique.
Élevons le débat outre-Atlantique. Depuis 1989, les supers riches se sont enrichis d'environ 21 milliards de dollars. Á l'inverse, les 50% les plus pauvres se sont appauvris de 900 milliards de dollars. Les rentes (des revenus non gagnés comme, par exemple, la location d’une maison), ont grimpé en flèche.
Une des réformes fondamentales engagées par le néolibéralisme a consisté à privatiser les services publics. Au Mexique, une grande partie des services de téléphonie mobile et fixe du pays – des avoirs de 17 milliards de dollars – a été privatisée (18 ans après sa nationalisation en 1972), confiée à Carlos Slim (mexicain d’origine libanaise) qui est rapidement devenu, à l’époque, l'homme le plus riche du monde, dans le cadre du plus grand transfert d'actifs public à des propriétaires privés de l'histoire mondiale. En Russie, les industries les plus rentables ont été vendues à des bénéficiaires prédéterminés à des prix défiant toute concurrence. Six oligarques russes contrôlèrent la moitié de l'économie du pays au bout du processus. La participation de Roman Abramovitch dans la compagnie pétrolière russe Sibneft (créée d’un décret de plume par Boris Eltsine), lui a coûté, ainsi qu'à son partenaire, environ deux cents millions de dollars au milieu des années 1990. En 2005 il a revendu sa participation au gouvernement pour un montant déclaré de 13,1 milliards de dollars soit l'équivalent de 20,5 milliards de dollars aujourd'hui.
La financiarisation se manifeste dans des aspects toujours plus nombreux de nos vies. Par exemple dans de nombreuses régions du monde les étudiants ne reçoivent plus de bourses de l'État pour leurs frais de scolarité (dans les années 60, en Grande-Bretagne, la plupart des étudiants étaient boursiers). Au lieu de cela ils sont obligés de recourir à des prêts du secteur financier, accumulant ainsi d'importantes dettes.
Le néolibéralisme sait profiter des malheurs du monde. Depuis le début de la pandémie du COVID-19, les dix hommes les plus riches du monde ont doublé leur fortune tandis que 163 000 000 de personnes supplémentaires ont basculé sous le seuil de la pauvreté. Un quart des ménages français ont vu leur situation financière se dégrader. Le “ marché ” est un mot en trompe-l’œil qui signifie “ pouvoir de l’argent ”. Ceux qui ont le plus d’argent prennent les décisions les plus importantes. Le politique est prisonnier des rets de l’économie. Et celle-ci n’est pas tendre. La prédation n’est pas la moindre des caractéristiques du capitalisme depuis qu’il existe. Alors qu’on avait prédit la diminution des horaires de travail et des conditions au travail toujours meilleures, il faut travailler toujours plus et plus dur. Concomitamment, la tendance générale est un glissement mondial vers des politiques autoritaires. Les trois-quarts de la population mondiale vit désormais sous une forme de régime autoritaire.
Le néolibéralisme s'attaque à notre santé mentale et s'infiltre dans nos vies sociales. Au cours des 10 dernières années les décès par désespoir aux États-Unis (suicide, overdose, maladies liées à l'alcool) ont augmenté rapidement, en particulier chez les hommes et les femmes d'âge moyen. En 2010, 20 000 personnes aux États-Unis sont mortes d'une overdose de drogue (638 en France en 2022, 4560 en Angleterre et au Pays de Galles en 2019, 1340 en Écosse). Entre 2020 et 2021 l'espérance de vie a chuté de 2,7 années en France. La plus forte baisse sur 2 années consécutives depuis la Première Guerre mondiale (86 ans en Grande-Bretagne mais 53 ans à Blackpool).
Pourquoi le libéralisme est-il par essence meurtrier ? Le philosophe anglais Thomas Hobbes (XVIIème siècle) pensait que l’humanité était engagée (souhaitait qu’elle fût engagée ?) dans une guerre de tous contre tous. Son œuvre majeure, le Léviathan, eut une influence considérable sur la philosophie politique moderne, par sa conceptualisation de l'état de nature et du contrat social. Le Léviathan eut une influence considérable sur l'émergence du libéralisme et de la pensée économique libérale du XXe siècle. En bon élève de Hobbes, Hayek estimait que la concurrence à outrance avait, vocation à nous enrichir tous. La doctrine néolibérale a également contribué à créer ce que certains décrivent comme un vide spirituel quand les relations sont reformulées en des termes purement fonctionnels, quand le gain personnel recouvre les valeurs sociales. Le but de nos vies nous échappe et nous nous retrouvons dans un état d’aliénation que l’on peut prendre pour un problème de santé mentale mais qui est fondamentalement un problème social.
À la fin de son premier mandat Trump a annulé le décret 13770 qui interdisait aux personnes nommées par l'administration d'exercer une activité de lobbying auprès du gouvernement pendant 5 ans ou de travailler pour des gouvernements étrangers après avoir quitté leur poste. Les lobbyistes et les membres de think tanks peuvent désormais passer librement d'un poste à un autre au sein du gouvernement puis revenir à la sphère du privé.
En Grande-Bretagne le National Health Service, le système de santé, est l'un des services publics les plus précieux du pays, considéré comme l'un de ses plus importants progrès sociaux (mis sur pied après la Deuxième Guerre mondiale). C'est un service gratuit qui, à son apogée, garantissait que les soins prodigués aux pauvres étaient d’aussi bonne qualité que ceux des riches. Les récents gouvernements l'on petit à petit détruit par mini coupes. Près de 9 000 lits de soins généraux et de soins intensifs ont été supprimés au cours de la dernière décennie. Tandis que la moyenne de l'OCDE est de 5 lits pour 1000 personnes, la capacité du Royaume-Uni se situe à 2,4, soit moins de la moitié. 80% des cabinets dentaires au Royaume-Uni n'acceptent plus de nouveaux patients mineurs et près de 90 pour cent refusent les nouveaux patients adultes. Le résultat dans l'un des pays les plus riches de la planète est que beaucoup de gens s'arrachent eux-mêmes les dents, fabriquent leurs propres plombages, improvisent des prothèses dentaires et les collent à leurs gencives avec de la super glue et font une overdose d'anti-douleur.
(Fin de la première partie)
Bernard Gensane
(commentaires en italique : Pierre Verhas)