La social-démocratie, cette pensée politique en équilibre instable entre la lutte des classes et le capitalisme libéral
est la première victime politique de l’offensive ultralibérale.
Historiquement dominante en Europe occidentale à la fin de la Seconde guerre mondiale avec la politique keynésienne
imposée par les Américains, la social-démocratie a pu engranger d’incontestables progrès sociaux grâce à la sécurité sociale, mais aussi par la lutte de la classe ouvrière pour obtenir un pouvoir
d’achat décent. D’autre part, par l’Etat social, il y eut un progrès considérable en matière de soins de santé et le système de pension permettait d’assurer un revenu normal aux personnes âgées.
Ces réussites sont incontestablement à mettre au crédit de la social-démocratie. Cependant, tout cela ne se fit pas sans l’aval du grand capital, particulièrement américain.
Paul-Henri Spaak : le prototype d'une social-démocratie de compromis
D’autre part, la social-démocratie fut le pilier européen de l’atlantisme. L’exemple de Paul-Henri Spaak en est
caricatural. La fondation de ce qui est devenu aujourd’hui l’Union européenne est l’œuvre d’une alliance entre sociaux-démocrates et chrétiens démocrates. Jean Monnet était un banquier influent
des deux côtés de l’Atlantique, Robert Schuman, catholique militant, avait été ministre du premier gouvernement de Pétain, Konrad Adenauer était lui aussi un catholique convaincu et avait une
vision chrétienne de l’Europe, de même que l’Italien de Gasperi. Spaak se trouvait être le seul social-démocrate dans ce club très fermé des dirigeants politiques de ce qui fut « l’Europe
des Six ». Il avait cependant un poids considérable par ses relations transatlantiques.
L’Europe du capital suscitait la méfiance des plus
lucides.
Si l’idée européenne plut à l’ensemble du courant politique social-démocrate dans la partie occidentale du Vieux
continent, sa construction suscita la méfiance de la part de quelques dirigeants de la gauche démocratique, et non des moindres. Ce fut le cas de Pierre Mendès-France, ancien Président du Conseil
français, qui avait négocié la paix en Indochine et qui jouissait d’un immense prestige. Il dénonça le caractère trop libéral du Traité de Rome et préconisait, en parallèle avec l’Europe
économique, de construire l’Europe sociale.
Pierre Mendès-France fut le premier à proposer une Europe sociale en contrepoids à une Europe du capital.
En Allemagne fédérale, le congrès de Bade Godesberg en 1959 marque l’adhésion du parti social démocrate allemand à
l’économie libérale. Le plus puissant parti social démocrate d’Europe occidentale s’inscrivit ouvertement dans l’atlantisme, s’ouvrit aux chrétiens, renonça aux luttes sociales et milita dans
l’anticommunisme. Dès lors, la social-démocratie, au niveau européen, était divisée d’une part, entre une gauche encore proche de la classe ouvrière et ayant gardé la notion de lutte des classes
et d’autre part, un centre-gauche tentant de donner un volet social au libéralisme.
Pas de ligne claire
Lors de la décolonisation, la social-démocratie dans les pays concernés, France et Belgique, eut une position
ambiguë : deux dirigeants sociaux-démocrates, Guy Mollet et François Mitterrand, eurent une attitude particulièrement dure pendant la guerre d’Algérie. Une autre frange de la
social-démocratie se rangea ouvertement dans l’anticolonialisme. Encore une fois, ces contradictions n’eurent pas pour effet une division structurelle de ce courant politique.
François Mitterrand adopta une ligne dure pendant la guerre d'Algérie.
Durant les participations aux gouvernements dans la décennie 1980 – 90, la social-démocratie a montré son incapacité à
avoir une ligne politique claire. Le plus bel exemple fut le « tournant de la rigueur » du gouvernement Mauroy aux débuts du premier septennat de Mitterrand qui s’était fait élire sur
un programme commun très à gauche avec le Parti communiste. Ce manque de clarté lui a valu de perdre du terrain sur le plan électoral dans toute l’Europe, au profit des chrétiens démocrates et
des libéraux, ceux-ci étant relégués aux rangs des petites formations politiques à l’époque.
Pierre Mauroy dut changer de cap à son corps défendant.
Le coup le plus terrible fut la chute du mur de Berlin en 1989 qui désempara la social-démocratie européenne qui ne
parvint pas à définir une réponse crédible à ce nouveau défi. La social-démocratie était isolée politiquement. Une fois de plus elle payait son ambivalence. En dehors des Allemands qui s’étaient
ralliés à l’anticommunisme le plus dur (à l’exception notable de Willy Brandt), elle n’avait pas réussi à définir une ligne politique claire à l’égard du « bloc » de
l’Est.
Willy Brandt (ici au Mur de Berlin à côté de Robert Kennedy) eut le courage de pratiquer une politique d'ouverture à
l'Est.
La social-démocratie ne résista pas à la vague
néolibérale.
Mais l’écueil le plus grave fut la vague néolibérale lancée en 1979 par Margaret Thatcher et poursuivie en 1980 par
Ronald Reagan. La social-démocratie démonétisée eut très difficile à répliquer aux offensives portant atteinte à l’Etat social qu’elle s’engageait à protéger. En outre, la social-démocratie, via
un de ses leaders charismatiques de l’époque, Jacques Delors, président de la Commission européenne, joua un rôle majeur dans la transformation de la Communauté européenne en une Union vouée au
tout marché, d’abord par l’Acte unique, ensuite par le traité de Maastricht et tous ceux qui suivirent jusqu’à l’actuel traité de Lisbonne.
Jacques Delors fut l'artisan de l'Europe ultralibérale.
De plus, l’ouverture à marche forcée vers les pays d’Europe de l’Est déséquilibra le système économique et social. Il
renforça le processus de désindustrialisation notamment des secteurs comme la sidérurgie, les délocalisations vers les pays à bas salaire ne cessèrent de se multiplier rendant exsangue l’économie
industrielle de l’Europe occidentale et ne contribuant en rien au développement des pays d’Europe centrale et orientale.
L’Etat social en fut considérablement affaibli. La montée du chômage doublée du vieillissement de la population en
rendit son financement de plus en plus lourd. D’autre part, les pressions du patronat et du secteur financier tarirent les recettes de la Sécurité sociale.
Le visage de l’Europe occidentale a été profondément modifié et la social-démocratie donne l’impression d’avoir suivi,
voire subi cette transformation radicale et elle s’est montrée incapable d’y apporter sa marque. La désindustrialisation qui en a été l’effet, a changé le rapport de force capital travail. La
classe ouvrière a changé de nature. Le chômage de masse et la précarisation sont des défis auxquels la social-démocratie est sans réponse crédible. La crise financière de 2008 suivie de la crise
des dettes souveraines n’ont fait qu’accentuer ce phénomène.
La déferlante conservatrice
Une vague conservatrice déferla sur l’Europe dès le début du XXIe siècle issue de cette situation sociale, des tensions
internationales qui ont suivi le 11 septembre et de la faiblesse de la sociale démocratie. Aujourd’hui, sur 27 gouvernements, 23 sont à majorité conservatrice et les quatre restants sont des
coalitions. Deux pays ont chacun un Premier ministre social-démocrate : la Belgique et le Danemark. Jamais dans l’histoire de l’Europe d’après-guerre, la droite n’a eu un tel
poids.
La Commission Barroso II (2010 - 2014) est la plus conservatrice de l'histoire de l'Union européenne.
Au Parlement européen, le 28 mars dernier, le groupe socialiste s’est réuni pour écouter un discours de Jacques Delors
suite à l’appel qu’il a lancé.
Cet appel « pour une alternative socialiste en Europe » signé par tous les députés membres du groupe
socialiste du Parlement européen part d’un constat, sommes toutes, assez banal : « Le diagnostic est clair. Les économies européennes, comme
toutes les autres, ont été confisquées par l’irresponsabilité quasi-criminelle du secteur financier mondial. Mais l’Europe était déjà confrontée à une tendance de long terme au déclin. Celui-ci
est en partie dû au profond mouvement de bascule dans le partage de la richesse mondiale entre l’Ouest et les économies émergentes de l’Est et du Sud. Mais dans ce processus même, nous avons
laissé la mondialisation aggraver les écarts de richesses à l’intérieur de tous les pays. » Vient ensuite une sorte d’autocritique : « Sans jamais remettre en question, les règles du jeu, nous avons permis qu’il pénalise tous les pays à système de protection sociale élevée. Dans ce qui était censé
être des économies sociales de marché, nous avons permis que diminuent les niveaux de vie, qu’augmentent les inégalités, et que s’accroisse la part du revenu national revenant au profit des
entreprises, et d’abord des très grandes, au détriment des salaires. » Enfin, la faiblesse de l’Europe complète ce sombre tableau : « La voix de l’Europe dans les forums internationaux comme le G20, les conférences sur le commerce et sur le changement climatique, du fait de divisions internes et
d’absence de stratégie alternative claire. »
La social-démocratie est-elle utile ?
À la lecture de ce texte, on peut se poser la question de la capacité et de l’utilité de la
social-démocratie !
D’ailleurs, Delors l’a mis en évidence dans son discours de soutien à cet appel : « L'Union économique et monétaire est prise dans un étau (...)
entre d'une part le feu qui couve sur les marchés financiers, et qui est l'argument essentiel de ceux qui veulent nous imposer le pacte budgétaire (...) et d'autre part le risque
d'une stagnation, qui confirmerait (...) l'évolution de l'Europe vers un déclin», a affirmé Jacques Delors. «Je n'ai pas de remède miracle. Et je considère que l'appel détaillé
des responsables socialistes a bien compris cet étau.»
«L'histoire s'est accélérée ces dernières années, et les socialistes européens sont restés en
retrait» (Rapporté par Ludovic Lamant, Mediapart, 10 avril 2012)
Constat d’échec suivi d’absence de solution : ce n’est pas ainsi que la
social-démocratie européenne se posera en force politique alternative. D’ailleurs, comme l’ajoute Ludovic Lamant : « Au fond, chacun se pose la même question : après les fiascos
Papandréou en Grèce, Socrates au Portugal et Zapatero en Espagne, la social-démocratie, laissée K.O. par la crise, a-t-elle encore quelque chose à dire ? Agirait-elle différemment de la droite,
si elle était majoritaire au Conseil européen, et si les marchés financiers exercent à nouveau leur pression ? A-t-elle les armes pour à nouveau gouverner en Europe, comme ce fut le cas à la fin
des années 1990 ? »
Jose Socrates (Portugal) et Luis Zapatero (Espagne) : deux échecs cuisants
de la social-démocratie européenne
Un constat d'impuissance
Et le pire, dans ce colloque, on évoque en plus un constat d'impuissance :
Zapatero n’a pas eu le choix face à Merkel. Socrates, Papandréou et Zapatero furent confrontés à une domination écrasante des conservateurs au Conseil européen, sans leadership de la Commission
européenne totalement subordonnée à la logique intergouvernementale et au directoire Merkel/Sarkozy. Aucun ne se lèvera pour reconnaître la colossale erreur que fut l’appui au traité de Lisbonne
qui signe la mise à mort de l’idée fédérale en Europe. De par les pressions des marchés financiers et de la Grande Bretagne, l’Europe se transforme en une vaste zone de libre échange dirigée par
les Etats les plus importants au détriment des petits pays et surtout des peuples. La Commission ne joue plus que le rôle de police du grand capital.
Les sociaux-démocrates se sont trouvés en panne d’idées. Aujourd’hui, au niveau
européen, ils prônent une réponse socialiste au niveau de l’Europe.
« Une réponse socialiste à la crise doit
donc être européenne. Il ne s’agit pas d’appeler de façon incantatoire à « plus d’Europe », mais précisément à donner à l’Europe les moyens nécessaires à la protection des intérêts et
du bien-être des citoyens européens. » Ne sont-ce des vœux pieux ?
Une refondation socialiste à l’échelle de
l’Europe ?
Plusieurs socialistes plaident pour une refondation socialiste à l’échelle de l’Europe.
Cependant, cette nouvelle donne politique tiendra-t-elle quand les socialistes reviendront au pouvoir ? N’y aurait-il pas à nouveau la division. Unis dans l’opposition, les
sociaux-démocrates se sont souvent montrés divisés une fois au pouvoir. Et cette recherche du pouvoir est la première motivation des dirigeants sociaux-démocrates.
Relisons Ludovic Lamant : « «C'est vrai que cela fait longtemps que les partis de centre-gauche, en Europe, n'ont pas eu autant envie de retourner au
pouvoir», observe Olaf Cramme, à la tête du Policy Network, un think tank britannique consacré à la gauche européenne.
«Mais ils ont fait jusqu'à présent peu de progrès pour bâtir ensemble un programme cohérent et crédible de gouvernement.»
«Regardez le PS, le SPD ou encore le PSOE, à la fin de l'ère Zapatero. Ils ont
serré les rangs, de manière assez efficace je dois dire, pour apparaître unis. Mais ont-ils formulé une seule idée qui leur permette, une fois au gouvernement, de répondre différemment à la
crise, si les choses se compliquent à nouveau ?» s'interroge Olaf Cramme. Dans une récente tribune au Guardian, il exhorte la gauche européenne à forger de nouvelles réponses face à
la crise, faute de quoi «elle gâchera sa chance».
«Au niveau européen, les sociaux-démocrates pèchent par leur désunion»,
rappelait fin 2011 Gerassimos Moschonas, professeur de science politique à l'université Panteion d'Athènes. «Les situations sont très différentes d'un pays à l'autre, et il n'existe pas de
stratégie à l'échelle européenne. Il n'y a pas assez de concertation. Pendant la crise de la dette, la social-démocratie n'a pas assumé son rôle d'alternative.» Une erreur qu'elle essaierait
donc de corriger aujourd'hui. »
Une correction quasi
impossible
Pourra-t-elle la corriger ? Nous ne le pensons pas. La social-démocratie ne peut
plus s’appuyer sur les classes exploitées par le travail ou par la précarité. Le lien qu’elle avait avec la classe ouvrière, via les organisations syndicales, entre autres, est rompu. La
social-démocratie ne représente plus le peuple qu’elle prétendait incarner au XXe siècle.
En second lieu, comme nous venons de le voir, elle est divisée. Et sans un leader
crédible et charismatique entouré d’une équipe solide, sans une idéologie cohérente rejetant ce jeu d’équilibriste entre une gauche utopique et un libéralisme dur en se positionnant clairement
sur l’échiquier politique.
Pour cela, elle doit retrouver un appui populaire qu’elle a perdu depuis
longtemps.
L’illusion d’une victoire de François
Hollande
Les dirigeants sociaux-démocrates européens pensent qu’une victoire de François
Hollande aux élections présidentielles du 6 mai prochain pourrait déclencher une nouvelle dynamique.
François Hollande peut-il déclencher une nouvelle dynamique en cas de victoire ?
Pourtant, avec François Hollande, nous nous trouvons à nouveau devant le flou
artistique typique des sociaux-démocrates. Ainsi, il a inscrit dans son programme la renégociation du pacte budgétaire, mais il n’en a pas précisé les modalités et de plus, il n’a pas l’aval des
autres socialistes européens.
La dynamique viendra d’ailleurs. L’ensemble de la gauche doit se restructurer. Le
mouvement déclenché par le Front de gauche de Mélenchon peut amener des résultats. Il faut redéfinir le système : le rôle de la Banque centrale européenne, celui de la Commission, le
fédéralisme et surtout, le volet social de l’Europe encore dans les limbes. En effet, l’Etat social est menacé dans son existence. Une profonde réflexion à ce sujet est indispensable, sans cela
l’Etat social d’Europe occidentale s’alignera sur la précarité sociale des pays d’Europe de l’Est.
La menace est claire et il est urgent d’y penser, car 2014 verra les élections
européennes et l’installation d’une nouvelle Commission. C’est un enjeu fondamental.
Cependant, pour briser la vague conservatrice, il faudra une dynamique bien plus forte
qui implique une renaissance socialiste et populaire.
Pierre Verhas