Reprenons depuis le début. Kadhafi, l’Ubu libyen assassin et terroriste redevenu « fréquentable » par la magie
du baril de pétrole, craint par-dessus tout, les révoltes arabes qui ont commencé en Tunisie et se sont poursuivies en Egypte. Il a raison. Une
partie du peuple libyen commence à le contester. La répression sanglante ne suffit pas. Les rebelles tentent de constituer une armée qui lance sa première offensive depuis Benghazi. Après avoir
subi l’assaut des rebelles libyens qui avançaient le long de la côte méditerranéenne de la Cyrénaïque – la partie Nord – Est de la Libye – jusqu’à la Tripolitaine, en plus de ses paroles aussi
menaçantes qu’incohérentes, Kadhafi jette toutes ses forces dans la bataille, particulièrement ses chasseurs – bombardiers Sukoï et ses chars qui lui
permettent de reprendre du terrain à une rébellion mal armée, mal organisée, mal entraînée. En quelques jours, cette avancée des troupes « fidèles » au régime et de mercenaires
provenant d’Afrique sub-saharienne qui sèment la terreur dans la population est fulgurante, Benghazi est menacée.
Kadhafi : le père Ubu de Tripolitaine
Jusqu’alors, les « Occidentaux » s’étaient contentés d’observer avec inquiétude ce qu’il se passait. La
certitude que Kadhafi allait l’emporter les fit réagir, mais pas comme on l’a cru. Si, formellement, c’est la France qui a proposé la fameuse résolution 1973 du Conseil de Sécurité, c’est en
réalité les Etats-Unis qui mènent la danse. Ce sont trois femmes – Hillary Clinton, la Secrétaire d’Etat, Susan Rice, l’ambassadrice des USA à l’ONU
et Samantha Power, dirigeante à la Sécurité intérieure – qui ont convaincu le président Obama d’intervenir en Libye, ce dernier craignant une escalade qui pourrait mener à un second
Irak.
Susan Rice, déléguée des Etats-Unis à l'ONU : le rôle majeur des
femmes dans la prise de décision au sujet de l'intervention en Libye
On a laissé à la France l’illusion d’avoir pris l’initiative de « la »1973, mais les USA commandent toutes les
forces coalisées. Sarkozy joue pour la galerie et… son éventuelle réélection. Aussi, le cirque de BHL qui a amené, à grand tapage, à Paris, la délégation du Conseil d'opposition qui est censé
être l’organe politique de la rébellion, est à usage uniquement franco – français, le « philosophe » médiatique n’ayant joué aucun rôle réel en cette affaire. En l’espèce, le président
français a commis une grave erreur diplomatique : il a reconnu le Conseil d'opposition comme étant le seul interlocuteur valable. En cela, il a violé le principe évident : on
reconnaît des Etats et non des gouvernements. Cela aura certainement de sérieuses conséquences plus tard. En attendant, en cas d’échec ou d’enlisement, ce ne sont pas les Américains qui porteront
le chapeau, mais la France de Sarkozy.
BHL pose en Libye... auprès d'un camion renversé. Tout un symbole !
Au niveau des opérations qui ont débuté juste après une réunion de coordination qui a eu lieu dimanche 20 mars à Paris,
l’on constate que les Français y ont été un peu fort et pas toujours de manière efficace. Les Américains ont décidé de calmer le jeu après qu’ils aient perdu un appareil au-dessus du territoire
libyen. De toute façon, l’objectif est atteint. La zone d’exclusion aérienne fonctionne et Benghazi est sauvée, les loyalistes ayant reculé de quelque 160 km.
La résolution 1973 demande une zone d'exclusion aérienne,
pas de favoriser un camp.
Cependant, nul ne peut prévoir l’avenir. Les Occidentaux sont divisés (comme d’habitude…). L’Allemagne refuse de
s’inscrire dans ce conflit et les raisons qu’elle invoque sont respectables. Une polémique est née sur le rôle de l’OTAN. Les Français et les Britanniques, ou l’alliance de deux
conservateurs : Sarkozy et Cameron, ne sont guère enthousiastes de voir l’organisation politico – militaire jouer un rôle. Un accord est finalement intervenu : l’OTAN se chargera de faire
appliquer l’embargo sur les armes à destination de la Libye en assurant un commandement maritime. N’oublions pas qu’en plus de l’abstention de l’Allemagne, un membre important de l’OTAN est
hostile à toute intervention militaire, la Turquie. Et puis, nouveau revirement, c’est l’OTAN qui va coordonner les opérations. Tout cela est d’une cohérence exemplaire !
1973 n’est pas respecté : ce sera
l’enlisement.
Si les premiers jours ont montré des succès sur le terrain, la question fondamentale est : quels sont les buts de
guerre ? Si on s’en tient à la résolution 1973, c’est empêcher le massacre du peuple libyen par l’armée de Kadhafi. Certains en ont une lecture extensive, comme le va-t-en guerre
belgo-flamand Pieter De Crem et l’ineffable Armand De Decker, leader libéral bruxellois, à savoir éliminer Kadhafi et envisager une intervention militaire au sol. Or, toute occupation de la Libye
est formellement interdite par la résolution :
« Protection civile
4. Autorise les États Membres qui ont adressé au Secrétaire général une notification à cet effet et
agissent à titre national ou dans le cadre d'organismes ou d'arrangements régionaux et en coopération avec le Secrétaire général, à prendre toutes mesures nécessaires, nonobstant le paragraphe 9
de la résolution 1970 (2011), pour protéger les populations et les zones civiles menacées d'attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d'une force d'occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n'importe quelle partie du territoire libyen, et
prie les États Membres concernés d'informer immédiatement le Secrétaire général des mesures qu'ils auront prises en vertu des pouvoirs qu'ils tirent du présent paragraphe et qui seront
immédiatement portées à l'attention du Conseil de sécurité; »
Un char de Kadhafi bombardé par les Français près de
Benghazi.
Est-ce vraiment le rôle dévolu à la France par l'ONU
?
En cette affaire, il est clair que les néoconservateurs tentent de relever la tête. Il faut à tout prix
les empêcher de nuire. Ils sont aussi dangereux que Kadhafi !
L’Europe affaiblie
Tout indique que l’on s’oriente vers un enlisement dans ce conflit qui n’est même pas tout à fait déclenché. L’Union
européenne s’est dotée, avec le Traité de Lisbonne, d’instances qui doivent mener à une politique étrangère cohérente. Une certaine Catherine Ashton, comme à son habitude, est aux abonnés
absents. « La décision de lancer l'opération, poussée par la France et la Grande-Bretagne et votée au Conseil de
sécurité malgré l'abstention de l'Allemagne, constitue peut-être une victoire diplomatique pour Paris et Londres, mais en même temps "un échec absolu pour la politique étrangère européenne", juge
l'eurodéputé conservateur britannique Charles Tannock. » (Libre Belgique 23 mars 2011).
Daniel Cohn Bendit et Guy Verhofstadt : il ne fallait pas voter
"Lisbonne". L'Europe n'en serait pas là !
De son côté, le groupe Spinelli dont les deux leaders sont l’ancien Premier ministre
libéral flamand Guy Verhofstadt et Daniel Cohn Bendit, fustige l’absence de politique étrangère de l’Union, en violation de l’article 14 du Traité de Lisbonne. Voilà où on arrive quand on accepte
des traités ambigus au lieu de tout remettre à plat ! Il ne fallait pas voter « Lisbonne », Messieurs, vous récoltez ce que vous avez semé. Vous saviez bien que cela ne marcherait
pas et vous avez lancé les pires insultes à ceux qui y étaient opposés, non par « euroscepticisme », mais parce qu’ils veulent une Europe plus efficace sans passer par les fourches
caudines du néo-libéralisme.
Une époque historique est
révolue.
Alors, que faire ? La solution vient sans doute du monde arabe. Après tout, il est
le premier concerné. Guy Stibon, journaliste à l’hebdo français Marianne, a publié une interview du Premier ministre tunisien, Béji Caïd Essebsi, qui a succédé à
Gannouchi renversé par la pression populaire et qui est un homme bien plus crédible. Que dit-il ?
« Attention, pour nous la Libye ce n’est pas l’étranger, c’est une affaire
intérieure. Les mêmes familles vivent des deux côtés de la frontière. Presque chaque ville de Tunisie possède son quartier tripolitain. Nous avons reçu plus de 160.000 réfugiés en quelques
semaines. Nous n’avons pas crié à l’invasion. Nous leur avons porté secours dans la limite de nos moyens. Les habitants des régions frontalières les ont reçus chez eux. On ne nous a pas signalé
de mécontentement local.
Le Premier ministre Tunisien : Béji Caïd
Essebi
Vous, en France, quand dans un moment de crise, 5.000 Tunisiens débarquent à Lampedusa
(ils sont 15.000 aujourd'hui), très, très loin de votre territoire, vous y voyez un cataclysme. Marine le Pen court à Lampedusa. Il vaut mieux rester calme. Ce sont des drames humains
accidentels qui ne tirent pas à conséquence irrémédiable. On fait avec. Vous réalisez : 160.000 immigrés survenant soudainement chez nous, toute proportion gardée, c’est l’équivalent d’un million
d’immigrés en France en quelques jours. Je n’ose même pas imaginer la panique. Je ne donne de leçon à personne mais je crois que la démocratie consiste justement à régler sans heurt les problèmes
qui surgissent naturellement dans une société. A propos de cette vague d’immigration, j’ai entendu des voix nous féliciter, « Vous êtes des héros », m’a-t-on dit. J’ai répondu, merci
mais les héros sont fatigués, tout cela coûte cher et nous sommes un petit pays en difficulté économique. Aidez nous un peu en attendant que la Libye entre dans une ère de stabilité. »
Bien sûr, nous nous trouvons une fois de plus confronté à nos fantasmes, ceux d’une
immigration incontrôlée, comparable à une invasion, où nous nous ferons absorber. Que nous répond Essebi ? Arrêtez de fantasmer, votre régime démocratique, si vous savez vous en servir, vous
aidera à sortir de ce mauvais pas, et puis aidez-nous à nous redresser, car cela fait partie de la solution à vos problèmes d’immigration.
Marine Le Pen à Lampedusa : tout est bon pour faire
une démagogie odieuse.
Que conclut le Premier Tunisien de tout cela ? « L’histoire obéit à des
cycles. Le temps des colonisations, les vagues de décolonisation, la phase des dictatures. Cette page des dictatures est tournée. En Tunisie comme partout ailleurs, nous sommes heureusement
entrés dans l’ère de la liberté, l’ère de la démocratie. Nous avons donné le départ, d’autres ont suivi. D’autres encore sont pour l’instant sur le bord de la route. Tous seront touchés, d’une
manière ou d’une autre. Une époque historique est révolue. Ceux qui ne le voient pas le paieront très cher. »
Espérons que l’avenir lui donnera raison.
Est-ce aux Occidentaux à éliminer Kadhafi ? La réponse est non, pour plusieurs
raisons. Tout d’abord, il y a eu trop de « copinages » entre le « chef » libyen et les Occidentaux n’auraient aucune crédibilité vis-à-vis des Arabes s’ils se chargeaient
d’éliminer le tyran. Ils diraient qu’ils l’ont tué car il devenait gênant pour eux. Ce qui serait conforme à la vérité… C’est aux Libyens et à eux
seuls, à régler leurs problèmes intérieurs. Ensuite, il faudra se retirer le plus rapidement possible, quitte à laisser la zone d’exclusion aérienne tant qu’il y a un risque de massacres de la
population. Pour le reste, l’urgent est d’attendre pour la Libye, car on ne sait pas ce qui va sortir de cette quasi guerre civile.
En effet, ce Conseil reconnu un peu vite par Sarkozy est un organe hétéroclite. Il
constitue une coalition tribale de Cyrénaïque s’étant affublée du nom de Conseil National de l’Opposition.
Une guerre tribale
Les Occidentaux n’ont pas compris qu’il ne s’agit pas d’une insurrection pour la
démocratisation du pays, comme c’est le cas en Tunisie et en Egypte. Le peuple libyen n’a connu que la dictature de Kadhafi avec sa fameuse Jamahiriya. « Il est impossible de
rationaliser le système politique libyen. Le terme Jamahiriya lui-même [le nom officiel de la Libye, institué par la Constitution de 1977] repose sur la traduction du mot “république” par un jeu
de mots signifiant que le pouvoir appartient au peuple. C’est le populisme sauce Kadhafi”, explique Barah Mikaïl, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
François Burgat décrit un système de pouvoir “plastique”, qui voit “coexister en parallèle plusieurs légitimités politiques (tribale, militaire, institutionnelle), dont l’une peut à
tout moment prendre le pas sur l’autre”. Le “Guide se définit comme au-dessus du système, quelles que puissent être les révolutions de palais”, poursuit Barah Mikaïl. “Pourquoi
voulez-vous que l’on me critique ? Moi je ne dirige rien, je n’ai pas de compétence politique ou administrative. C’est le peuple qui gère les affaires”, assénait-il sur France 2
lors de son passage controversé à Paris fin 2007. » (Journal suisse « Le Temps », 1er septembre 2009).
Le peuple libyen n’a donc comme culture politique le contenu du fameux
« Livre vert » de Kadhafi. La véritable cause de ces événements est tribale. Le pouvoir de Kadhafi reposait sur un accord entre les tribus de Tripolitaine – c’est à l’une d’elle qu’il
appartient – et les tribus de Cyrénaïque. Cet accord s’est brisé suite aux révolutions tunisienne et égyptienne. Aussi, la coalition commet la même erreur que lors des conflits sur
l’ex-Yougoslavie. Elle prend ouvertement parti contre un camp, celui de Kadhafi, c'est-à-dire des tribus qui lui restent fidèles, comme jadis contre les Serbes dans les
Balkans.
Le mandat du Conseil de sécurité n’autorise pas à aider une des parties de ce conflit.
Il se limite à créer une zone d’exclusion aérienne et à éviter le massacre de populations. Or, on s’aperçoit que les forces coalisées, particulièrement la France, aident les troupes du Conseil
d’opposition. Cela va favoriser ce que d’aucuns craignent : la partition de la Libye.
Comme l’écrit Mohamed Tahar Bensaada : « Rien n’interdit aux Occidentaux et à leurs alliés arabes de soutenir l’opposition de Benghazi. Mais s’ils veulent sincèrement une démocratisation dans le cadre de la stabilité,
de l’unité nationale et de l’intégrité territoriale de la Libye comme ils le prétendent, ils devraient user de leur influence auprès de cette opposition pour qu’elle accepte d’entrer dans un
dialogue national sérieux avec le camp Kadhafi en vue de négocier les modalités d’une transition démocratique pacifique. Si elle sait s’arrêter comme elle a su commencer, et comme le lui
conseille la Turquie en vue de laisser désormais la place à la diplomatie, l’intervention militaire occidentale aura au moins réussi, dans ce cas, à imposer aux deux protagonistes la nécessité de
se réunir autour d’une table de négociations. Ce dernier scénario semble le mieux indiqué pour la Libye dans la mesure où il satisfait beaucoup de monde à la fois. Dans ce scénario, le seul
accroc est que ni le clan Kadhafi ni le clan de Benghazi ne pourra tout avoir. Mais ne vaut-il pas un peu que rien du tout ? Reste à neutraliser la position française qui semble la plus
belliqueuse et la plus irresponsable dans ce dossier, essentiellement pour des raisons de politique intérieure. » Et cela n’est pas gagné !
Pierre Verhas