Le lecteur s’attend à ce que je décrive des manifestations
racistes qui auraient eu lieu pendant la Libération de Bruxelles. Eh bien ! Il sera déçu.
Un de nos amis a trouvé à Redu un exemplaire de l’hebdomadaire
bruxellois « Pourquoi pas ? » daté du vendredi 8 septembre 1944, soit quatre jours après la Libération de Bruxelles par les troupes anglaises. La couverture est significative de
l’état d’esprit de l’époque.
Couverture du "Pourquoi pas ?" du
8 septembre 1944. La joie, le soulagement,
la rancoeur à l'égard de la presse "censurée"
Le « Pourquoi pas ? » était un hebdomadaire de
droite laïque, entre les mains de l’assureur Josi, qui avait un énorme succès à Bruxelles grâce notamment à ses chroniques en patois bruxellois d’un auteur dont le pseudonyme était Virgile. Après
l’indépendance congolaise en 1960, le « Pourquoi pas ? » sous l’influence de Jacques Schepmans (le père de Françoise Schepmans, députée libérale bruxelloise et première échevine à
Molenbeek) prit une ligne de droite dure qui lui fit perdre une bonne partie de son lectorat. En 1989, le « Pourquoi pas ? » fut absorbé par l’hebdomadaire « Le
Vif/l’Express » qui, aujourd’hui, prend une tournure nettement populiste.
Dessin de la Libération de Bruxelles de
l'hebdomadaire
"Spirou". On voit le groom Spirou pleurer son amie
juive
déportée. Il n'y a pas de joie sans
mélange.
Mais, en septembre1944, tout était différent. La liberté de la presse était réinstaurée. C’était la fête ! C’était la fête, mais très vite commença la réflexion sur
ce qui a provoqué cette tragédie. Certes, on ne connaissait pas encore l’ampleur des atrocités vécues par des millions de déportés dans les camps de concentration, les plus lucides les devinaient
sans doute, mais un journal comme le « Pourquoi pas ? » se livrant à une réflexion avec l’aide d’un des savants les plus en vue de l’époque démontre la volonté de comprendre les
raisons de cette guerre, de ces atrocités, de ces persécutions. Ce savant, c’est Jean Rostand.
La leçon du
savant
Jean Rostand, fils d’Edmond Rostand, l’auteur de la célèbre pièce
de théâtre « Cyrano de Bergerac », est né à Paris en 1894 et décédé à Ville-d’Avray en 1977. Sa dernière initiative fut de créer un fonds contre les centrales nucléaires avec Haroun
Tazieff. Il fut biologiste toute sa vie et se consacra à des recherches de haut niveau, notamment sur l’évolution. Mais Jean Rostand ne se contentait pas d’être un biologiste. Il n’hésitait pas à
prendre des positions philosophiques en pointe. Il fut élu membre de l’Académie française en 1959 au fauteuil 8 où il succéda à Edouard Herriot et fut le prédécesseur de Michel Déon, récemment
décédé. Ainsi, écrivit-il en 1973 sur la place de l’homme :
Jean Rostand guidé par la méthode scientifique et
le bon sens
« Certains esprits, et même qui admettent la réalité de l'évolution organique,
voient dans l'espèce humaine un chef-d’œuvre prémédité et de longue haleine. En dépit de son insignifiance pondérable, l'homme représente à leurs yeux bien autre chose qu'un simple accident ou
épisode du devenir ; le « roseau pensant » n'est pas seulement plus noble que « ce qui le tue », il en est la raison d'être et le but. Comme le poète Mallarmé disait que l'univers est
fait pour aboutir à un beau livre, de même ils tiennent que l'univers a existé dans sa totalité pour qu'à telle heure et en tel lieu apparût le fragile être humain... Mais il est d'autres esprits
qui voient les choses tout différemment. Ceux-là, malgré tout leur bon vouloir, ne parviennent à discerner dans la nature aucun souci de l'homme ; ils pensent que la vie a poussé comme elle a pu,
sans soins, sans protection, sans mystérieuse connivence avec le reste des choses ; ils pensent que, ni préparé ni attendu, l'homme pour se maintenir a dû lutter durement contre un milieu hostile
; ils pensent que rien n'avait prévu, que rien n'avait voulu le lourd et anfractueux cerveau de l'Homo sapiens et que, si les petits mammifères du tertiaire n'avaient pas eu de goût pour
les œufs des grands Sauriens, le règne animal n'aurait pas connu le même roi ; ils pensent que la pensée humaine, cette façon d'intruse, n'a pas plus d'importance dans l'inerte cosmos que le
chant des rainettes ou le bruit du vent dans les arbres ; ils pensent que l’intelligence n'a conquis la Terre que de haute lutte, parce qu'elle donne aussi la force, et que si demain surgissait
une espèce plus puissante ou mieux adaptée que la nôtre, c'est à elle que reviendrait de droit l'empire de la planète ; ils pensent que l'homme n'est que celui qu'il est, qu'il n'incarne d'autre
pensée que la sienne, qu'il ne vaut que pour lui, à proportion de ce qu'il se croit et se fait, qu'il n'a d'autres droits que ceux qu'il s'arroge, d'autres devoirs que ceux qu'il s'impose,
d'autre mission que celle qu'il s'assigne... »
Cette prise de position va à
l’encontre de la mode déiste et de retour à la religion que nous vivons en ce début de XXIe siècle. Dans le même ordre d’idée, cette autre longue citation qui vaut la peine d’être
lue.
Les hasards de l’évolution ont conduit à l’homme
« D'où vient l'homme?
D'une lignée hétéroclite de bêtes aujourd'hui disparues, et qui
comptaient des gelées marines, des vers rampants, des poissons visqueux, des mammifères velus... Par cette chaîne d'ancêtres, dont l'humilité augmente à mesure qu'on s'enfonce dans la
durée, il se rattache sans solution de continuité aux microscopiques éléments qui naquirent, voici plus d'un milliard d'années, aux dépens de la croûte terrestre.
Accident entre les accidents, il est le résultat d'une suite de hasards, dont le premier et le plus improbable fut la formation spontanée de ces étranges composés du carbone qui
s'associèrent en protoplasme.
L'homme n'est rien moins que l'œuvre d'une volonté lucide, il
n'est même pas l'aboutissement d'un effort sourd et confus. Les processus aveugles et désordonnés qui l'ont conçu ne recherchaient rien, n'aspiraient à rien, ne tendaient vers
rien, même le plus vaguement du monde. Il naquit sans raison et sans but, comme naquirent tous les êtres, n'importe comment, n'importe quand, n'importe où. La nature est sans préférences,
et l'homme, malgré tout son génie, ne vaut pas plus pour elle que n'importe laquelle des millions d'autres espèces que produisit la vie terrestre. Si la tige des primates avait été
sectionnée à sa base par quelque accident géologique, la conscience réfléchie ne serait jamais apparue sur la terre. Il est possible d'ailleurs que, dans le cours des siècles, certaines
lignées organiques aient été éliminées qui eussent donné naissance à des formes plus accomplies que la nôtre.
Quoi qu'il en soit, l'homme est apparu... D'une certaine lignée
animale, qui ne semblait en rien promise à un tel destin, sortit un jour la bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice. Le pessimiste aurait beau jeu à
déplorer la venue de cette créature paradoxale, accablée par sa supériorité, qui ne doit qu'un surcroît de tourments à l'hypertrophie de son intelligence et de son affectivité, qui
traverse la vie dans l'épouvante de la mort, qui s'attache sans mesure à d'autres créatures éphémères, qui, trop bestiale ou trop peu, souffre quand elle réprime ses instincts et ne
souffre pas moins quand elle y cède, qui ne sait pas défendre son coeur contre les rêves que lui interdit sa raison...
Il est vrai que, malgré ses conflits et ses tourments, l'humanité
persiste depuis des centaines de siècles. C'est donc que, statistiquement tout au moins, les hommes préfèrent l'être au non-être. Et c'en est assez pour que triomphe l'optimisme, qui se
contente de peu.
Mais laissant au moraliste le soin de peser les douleurs et les satisfactions individuelles, demandons-nous ce que l'homme, en tant que membre de l'espèce, peut penser de lui-même et de
son labeur.
Certes, à se souvenir de ses origines, il a bien sujet de se considérer avec complaisance. Ce petit-fils de poisson, cet arrière-neveu de limace, a droit à quelque orgueil de parvenu.
Jusqu'où n'ira-t-il pas dans sa maîtrise des forces matérielles ? Quel secret ne dérobera-t-il pas à la nature ? Demain, i1 libérera l'énergie intra-atomique, il voyagera dans les espaces
interplanétaires, il prolongera la durée de sa propre vie, il combattra la plupart des maux qui l'assaillent, et même ceux que créent ses propres passions, en instaurant un ordre meilleur
dans ses collectivités.
Sa réussite a de quoi lui tourner un peu la tête. Mais, pour se dégriser aussitôt, qu'il situe son royaume dérisoire parmi les astres sans nombre que lui révèlent ses télescopes : comment
se prendrait-il encore au sérieux, sous quelque aspect qu'il s'envisage, une fois qu'il a jeté le regard dans les gouffres glacés où se hâtent les nébuleuses spirales
!
Quel sort, au demeurant, peut-il prédire à son oeuvre, à son effort ? De tout cela, que restera-t-il, un jour, sur le minable grain de boue où il réside ? L'espèce humaine passera, comme
ont passé les Dinosaures et les Stégocéphales. Peu à peu, la petite étoile qui nous sert de soleil abandonnera sa force éclairante et chauffante... Toute vie alors aura cessé sur la
Terre, qui, astre périmé, continuera de tourner sans fin dans les espaces sans bornes... Alors, de toute la civilisation humaine ou surhumaine - découvertes, philosophies, idéaux,
religions -, rien ne subsistera. Il ne restera même pas de nous ce qui reste aujourd'hui de l'Homme de Néanderthal, dont quelques débris au moins ont trouvé un asile dans les musées de
son successeur. En ce minuscule coin d'univers sera annulée pour jamais l'aventure falote du protoplasme... Aventure qui déjà, peut-être, s'est achevée sur d'autres mondes... Aventure
qui, en d'autres mondes peut-être, se renouvellera... Et partout soutenue par les mêmes illusions, créatrice des mêmes tourments, partout aussi absurde, aussi vaine, aussi nécessairement
promise dès le principe à l'échec final et à la ténèbre infinie...
Sera-t-il du moins permis à l'homme éphémère, englouti dans le cosmos démesuré, de se regarder comme le
dépositaire d'une valeur privilégiée, qui défierait les normes de la durée ou de l'étendue ? On ne voit guère où il puiserait la notion d'une telle valeur. Impossible, pour lui, de se
leurrer de l'espoir qu'il participe à quoi que ce soit qui le dépasse. Son labeur ne s'insère dans aucune forme d'absolu. Il doit se contenter de son domaine à lui, qui est
irrémédiablement clos, et ne communique point avec des terres plus vastes. Le seul devoir qui lui incombe est d'améliorer le règne de l'humain, et de l'imposer toujours davantage à
l'insensible nature. C'est en vain qu'il se prendrait pour l'instrument d'on ne sait quel dessein et qu'il se flatterait de servir des fins qui le transcendent. Il ne prépare rien, il ne
prolonge rien, il ne se relie à rien. Il ne connive pas, comme croyait Renan, à une " politique éternelle ". Tout ce à quoi il tient, tout ce à quoi il croit, tout ce qui compte à ses
yeux a commencé en lui et finira avec lui. Il est seul, étranger à tout le reste. Nulle part, il ne trouve un écho, si discret soit-il, à ses exigences spirituelles. Et le monde qui
l'entoure ne lui propose que le spectacle d'un morne et stérile charnier où éclate le triomphe de la force brute, le dédain de la souffrance, l'indifférence aux individus, aux groupes,
aux espèces, à la vie elle-même...
Tel est, semble-t-il, le message de la science. Il est aride. La science n'a guère fait jusqu'ici, on doit le reconnaître, que donner à l'homme une conscience plus nette de la tragique
étrangeté de sa condition, en l'éveillant pour ainsi dire au cauchemar où il se débat. »
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L’haïssable
fanatisme
Cependant, Rostand, darwinien convaincu, ne s’est pas occupé que de
l’évolution et des mutations chez les grenouilles. Il dénonça avec vigueur les fanatismes qu’il haïssait par-dessus tout. Ainsi, il écrivit : « Le fanatisme, toujours serviteur du faux. Même au service du vrai, il serait haïssable. »
C’est d’un de ses textes que le
« Pourquoi pas ? » s’est servi pour éclairer ses lecteurs sur le racisme qui, en définitive, était la base du national-socialisme. Le texte est extrait d’un ouvrage que Jean
Rostand a publié en 1938 à la Nouvelle Revue Française et diffusé sous forme de livre par Gallimard en 1939. Il s’intitule : « Hérédité et Racisme ». On peut se trouver ce livre en
vente en occasion sur Internet. Le lecteur sera surpris de l’usage de certains mots qui ont aujourd’hui un sens méprisant comme le mot « nègre » pour désigner les Noirs africains, mais
il verra qu’il n’y avait aucun mépris dans l’esprit de Rostand, bien au contraire.
En voici des extraits
significatifs.
« Les thèses racistes sont des constructions gratuites fondées sur une
anthropologie tendancieuse et puérile. » Cela commence fort ! L’hypothèse est
posée.
Suit la démonstration :
« Que si l’on examine la question des races humaines, il ne peut être douteux pour personne qu’il y ait entre elles de réelles différences génétiques,
chromosomiques. La différence entre un nègre et un blanc est une différence héréditaire qui ne doit presque rien au milieu. Des nègres vivant en Europe pendant une longue suite de générations
resteront des nègres, ils garderont leurs cheveux crépus, leurs grosses lèvres ; de même, les Européens transportés sous les tropiques garderont leur faciès
particulier. » Ainsi, Rostand démontre que les caractéristiques des Noirs et des Blancs
ne sont en rien influencées par le milieu dans lequel ils vivent. C’est ce qu’on appelle le génotype opposé au phénotype. Les racistes basaient leur théorie sur le phénotype, c’est-à-dire le
milieu, pour expliquer les différences raciales.
La pureté est une fiction.
Ensuite, Jean Rostand rejette
l’idée de races « homogènes ». « … Il faut d’ailleurs tout de suite noter qu’il n’existe nulle part, en Europe, de groupe humain homogène et pur
du point de vue racial : chaque peuple, chaque nation, chaque morceau de nation, constitue non seulement un mélange, mais une combinaison de races. »
L’auteur dresse un inventaire des trois groupes principaux qui existent en France, le nordique, l’alpin
et le méditerranéen. Il précise : « Les Juifs, dont on parle beaucoup en ce moment, peuvent être rattachés, soit au type alpin, soit au type
méditerranéen. » Rostand faisait sans doute allusion à l’antisémitisme qui triomphait en
1939, dans certains milieux intellectuels parisiens. Il ajoute, pour appuyer sa thèse : « Répétons-le, ce classement racial ne répond nullement au
découpage géographique ou national : les trois races coexistent en France (…). En Allemagne voisinent les Nordiques et les Alpins, etc.
Etant ainsi entendu, de prime abord, que le point de vue racial n’est nullement
superposable au point de vue national et qu’il n’existe point à proprement parler de Races française, allemande, anglaise, italienne, on se demandera s’il existe des différences de valeur, de
qualité entre les différents types humains. » Jean Rostand aborde ici la question
épineuse de la « supériorité » raciale. C’est évidemment la problématique de base, c’est cette notion de « supériorité » qui a justifié les tentatives d’élimination des
« races inférieures ».
« S’il y a vraiment, parmi les races blanches, une race humaine supérieure aux
autres, s’il y a vraiment une « grande race », il importe au plus haut point de le savoir ; et je crois qu’un biologiste digne de ce nom se rendrait sans hésiter à une vérité de ce
genre, alors même qu’il aurait la disgrâce d’appartenir à l’une de ces races dont on lui eût démontré la petitesse. Mais encore faudrait-il qu’on la lui démontrât autrement que par des
affirmations tonitruantes et sommaires. » Jean Rostand manie l’ironie avec brio. C’est
comme ces intellectuels contemporains prônant une société élitiste et anti-égalitaire, qui estiment leur appartenance à l’élite comme allant de
soi.
Il n’y a pas de race supérieure
Le grand biologiste stigmatise l’aspect totalitaire de ces propositions
racistes et fustige les intellectuels – on dirait aujourd’hui « compagnons de route » - qui proclament la supériorité de la race blanche. « Pour nous convaincre de la supériorité de
la race ariano-nordique, il ne suffit pas que des dictateurs la décrètent en de péremptoires « décalogues ». Il ne suffit pas que des intellectuels enrôlés ou obnubilés sophistiquent la
science et adultèrent l’histoire ; il ne suffit pas que des professeurs germaniques ressuscitent au profit de leur jeune mystique barbare, les vieilles imaginations d’un Gobineau et de
Vacher de Lapouge. Il ne suffit pas qu’un monsieur Cogni – Italien pur sang qui se prend pour un nordique – interdise le sentiment de la grandeur aux brachycéphales à front bas. Il ne suffit pas
qu’en des pamphlets délirants Louis-Ferdinand Céline mette son lyrisme fécal au service de la plus enfantine des « ethnogogies ». Nous voulons un peu mieux que cela. Nous réclamons des
preuves, des arguments, des faits. » Ces auteurs encore lus de nos jours, qui sont à l’origine
en ce qui concerne Gobineau (l’explorateur, auteur du fameux « de l’inégalité des races humaines ») et Vacher de Lapouge (universitaire français violemment antisémite publie en 1899 un
ouvrage intitulé « l’Arien, son œuvre sociale » qui est un cours libre de science politique enseigné de 1800 à 1890 à l’Université de Montpellier. Ce livre a fourni les éléments
fondateurs au racisme et à l’antisémitisme nazi). Giulio Cogni était un poète italien qui prôna le racisme. Il participa à l’élaboration des lois racistes du régime fasciste italien en 1938. Il
est inutile de présenter Céline. Il y a pour cet auteur, sans doute le plus ordurier de la littérature française, une étrange fascination des intellectuels contemporains et particulièrement de
gauche. Est-ce que son « lyrisme fécal » comme le qualifie Rostand, efface les idées abominables et les appels aux meurtres commis par le Dr Destouches ? C’est un
mystère.
Louis Ferdinand Céline : le "lyrisme fécal" de la
haine
De toute façon, pour Rostand, la cause est entendue : « Or, en faveur de la
précellence des races nordiques, il n’existe pas le plus léger semblant de présomption. » Et il ajoute :
« S’il s’agissait d’établir positivement la supériorité intégrale des blancs sur les nègres, on aurait déjà quelque motif d’embarras, car on ne peut mettre en
évidence quant aux aptitudes scolaires une différence bien considérable entre les enfants noirs et les enfants blancs lorsqu’ils sont tous placés, dès l’âge tendre, dans des conditions
strictement comparables d’éducation. Il y a peut-être une supériorité statistique des blancs, mais un bon nègre vaut mieux qu’un médiocre blanc. » Les coloniaux belges au Congo ont
dû apprécier ! Bien sûr, il s’agit ici de critiquer le racisme nazi. Il n’y a pas encore de globalisation de la question du racisme. Rostand pose la question : « Que sera-ce, si l’on prétend dresser une hiérarchie génétique des races blanches ? »
Des études comparatives relatives aux qualités innées des groupes d’enfants de races différentes ont été effectuées. Rostand en tire
la conclusion : « … jamais il n’a été possible de déceler une différences appréciable et constante en faveur d’une race quelconque (on n’a
pas pu davantage établir la moindre corrélation entre l’intelligence et la pigmentation ou la forme de la tête). » Voilà que s’effondre une série de préjugés toujours en vigueur
aujourd’hui dans certains milieux.
Guère égalitaire
Quant à l’égalité, Jean Rostand, s’il vivait de nos jours, ne serait guère au diapason de nos certitudes. « L’homme est inégal à l’homme, nous l’avons assez dit mais une race n’est pas inégale à une autre race, encore moins un peuple à un autre peuple. (…) Il n’y
a pas de grandes et de petites races. La seule grande race humaine, c’est celle que composent lentement au long des siècles, les puissantes individualités de l’espèce ; et cette race là,
elle émerge sporadiquement de partout, elle tient et appartient à l’univers civilisé. » Cette sentence essentielle du grand biologiste français est un argument massue à la fois
contre ceux qui, aujourd’hui, pensent que tous les hommes sont égaux en capacité, en développement, confondant ainsi l’égalité des droits avec une prétendue égalité des capacités. Elle est aussi
une réponse bien avant terme à l’idéologie du « choc des civilisations ». Pour Rostand, il y a UN univers civilisé et non des civilisations qui s’affrontent. Cet univers civilisé est
bien sûr varié. Rostand le précise ensuite, tout en dénonçant le mythe de la « race pure » : Cette grande race dont je parle,
quintessence de l’homme sage, elle n’est rien moins que pure et homogène. Elle manque furieusement d’unité structurale. Aucun type n’y prédomine. (…) Et j’ajoute, puisque aussi bien, on paraît
l’oublier quelquefois, même chez nous, qu’à la formation de cette grande race impure et hétéroclite, a contribué autant que n’importe quel autre, le groupe humain qui produisit trois des plus
grands esprits, peut-être les plus grands de notre époque : Freud, Bergson, Einstein. » N’en déplaise à Michel Onfray !
Argument pour un dictateur
Jean Rostand lance un autre débat. Celui du metissage. « Le racisme pose encore une
autre question. Sans qu’il y ait de race supérieure, il se pourrait que chaque race eût un intérêt à se maintenir aussi pure et homogène que possible. »
Rostand poursuit son raisonnement : « Mais du point de vue
biologique, il n’y a aucun sujet de le penser. (…) … ces sortes de périls [de malformation, par exemple] ne menacent à aucun degré les unions pratiquées entre races voisines, comme les races
européennes. Et on pourrait plutôt croire que de telles unions doivent avoir d’heureuses conséquences dans la mesure où joignant des modalités génétiques complémentaires, elles créent des
personnalités plus riches et plus complexes. C’est d’ailleurs la conclusion où atteignent la plupart des historiens impartiaux : les plus hautes manifestations du génie humain furent
l’œuvre de races composites. »
Sur le plan politique, Rostand pense avoir trouvé la clé du racisme prôné et appliqué par les nazis. « Le seul argument qu’on pourrait à la rigueur donner en faveur de la pureté raciale, c’est qu’un groupe d’hommes très semblables du point de vue génétique
serait peut-être plus facile à gouverner. Mais c’est un argument pour un dictateur, non pour des hommes… »
Racisme et eugénisme
Ce qui suit, si cela était prononcé de nos jours, est contraire au « politiquement correct ». Ces propos
conduiraient leur auteur devant le tribunal médiatique, voire dans le prétoire pour incitation à la haine raciale ! Jean Rostand établit une
distinction entre les thèses racistes et l’eugénisme. « Et il nous paraît essentiel de dissocier le mensonge racique (sic) de la vérité
eugénique. Trop de gens les confondent, soit dans leur approbation, soit dans leur réprobation, et il ne faut pas que le mensonge puisse tirer une force de la vérité où il se
mêle. » Il évoque les lois raciales du régime hitlérien du 14 juillet 1933, les fameuses lois de Nuremberg. « Lorsque Hitler (…)
promulgue la fameuse loi sur la stérilisation des grands tarés – loi qui a soulevé chez nous bien des sarcasmes – nous pouvons critiquer certaines dispositions de cette loi, nous pouvons n’en pas
aimer l’esprit, y voir un symptôme inquiétant, nous pouvons penser qu’un seul homme n’a pas le droit de toucher aussi légèrement à la liberté de tous ; mais nous ne pouvons nier que par
cette légèreté même, il ne serve les intérêts génétiques de sa nation. Au contraire, lorsque Hitler soulève la conscience universelle en se livrant aux persécutions antisémites, il ne trouve pas
dans la science la plus légère justification à l’ignominieux de cet acte. »
Les lois de Nuremberg de 1933, 1935 et de 1938
ont généré les persécutions antisémites, les lois raciales
et l'eugénisme.
Un terrain dangereux
Ici Rostand se positionne, comme beaucoup de biologistes de son temps, pour une forme de sélection des meilleurs et non d’élimination
des « tarés ». Il se place, sans le savoir, dans ce qu’on appelle le « darwinisme social ». De quoi s’agit-il ?
Herbert Spencer, le père du
"darwinisme social"
L’inventeur de cette doctrine plus idéologique que scientifique se nomme Herbert Spencer (1820 – 1903), sociologue contemporain de
Darwin. Il interprète cette théorie par la « sélection des plus aptes » (Survival of the fittest). Le darwinisme social suggère donc que l'hérédité (les caractères innés)
aurait un rôle prépondérant par rapport à l'éducation (les caractères acquis). Il s'agit ainsi d'« un système idéologique qui voit dans les luttes civiles, les inégalités sociales et les
guerres de conquête rien moins que l'application à l'espèce humaine de la sélection naturelle ». Or, Spencer n’est pas darwinien mais lamarckien. En effet, dans De l'Origine des
espèces (sous-titré : La Préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie), Darwin n'analyse pas la société humaine et n'a pas prôné ce qui est en réalité,
la transformation de la section naturelle en une sélection artificielle. Cela est d’ailleurs profondément contraire à la pensée de Darwin puisque c’est la nature et non l’homme qui procède à la
sélection. Spencer voit, par contre, dans l'évolution une marche vers un progrès inéluctable, contrairement à Darwin, pour qui l’évolution s’effectue par le hasard des mutations et qu’elle ne
consiste pas en une marche linéaire vers le progrès. Donc, l’appellation « darwinisme social » est fausse car elle trahit l’apport de Darwin à la science.
Charles Darwin n'a rien à voir avec le
"darwinisme social".
Sur le plan politique, le darwinisme social a servi à justifier scientifiquement plusieurs concepts politiques liés à la domination
par une élite, d'une masse jugée moins apte. Parmi ceux-ci notons le colonialisme, l'eugénisme, le fascisme et surtout le nazisme. En effet, cette idéologie considère légitime que les êtres les
plus faibles disparaissent et laissent la place aux individus les mieux armés pour survivre.
De nos jours, le darwinisme social inspire des méthodes de gestion des « ressources humaines » dans de grandes entreprises
et dans certaines facultés universitaires vouées aux hautes études commerciales et financières.
Quant à lui, Jean Rostand se réfère à Nietzsche pour étayer ses arguments en faveur de l’eugénisme. « Un Allemand de l’Allemagne éternelle – le philosophe Nietzsche – savait bien, lui faire le départ entre l’eugénisme et le préjugé racial. Lui qui appelait
de tous ses vœux la venue du surhomme, lui qui s’y connaissait en culture, et qui rêvait d’ennoblir l’espèce par la sélection des individualités supérieures, lui qui écrivait que l’autorisation
de créer des enfants devait être accordée comme une distinction, il écrivait aussi les lignes suivantes : « Contre la distinction entre Aryens et Sémites. Où les races se mélangent
jaillit la source de la culture. » Et encore : « Ne fréquente personne qui soit impliqué dans cette fumisterie effrontée des races… » Et enfin ceci : « La lutte contre
les Juifs a toujours été une marque de natures basses, lâches et mauvaises, et celui qui y participe fait preuve d’une mentalité vulgaire. »
Friedrich Nietzsche contre le racisme
et l'antisémitisme
Cette question est loin d’être résolue. Elle se pose tout le temps. Le philosophe allemand Peter Sloterdijck avait provoqué un tollé
lorsqu’il envisagea que le clonage humain pouvait constituer en une forme d’eugénisme. Les progrès de la technologie génétique permettront sans doute de guérir des maladies dégénérescentes mais
sont aussi la porte ouverte aux projets les plus sombres et les plus fous. Après tout, faut-il s’en inquiéter ? N’est-ce pas la rançon du progrès de la science, autrement dit de la
perception de l’homme de la nature évolue bien plus vite que la connaissance de lui-même.
Peter Sloterdijck : position ambiguë sur
l'eugénisme
Un fanatisme chasse un autre.
Le plus célèbre biologiste de France conclut : « Si je pouvais penser que le
comportement des peuples exprimât leur nature profonde, si je pouvais penser que leurs actes collectifs répondissent de quelque manière à leur niveau génétique, ai-je besoin de dire que je ne
situerais pas la supériorité du côté où elle se proclame avec tant de grossière et tyrannique impudence ? » Une bonne leçon pour les antiracistes radicaux qui s’abaissent sur
le terrain de leurs adversaires. Souvenez-vous, par exemple, de la vulgarité et de la grossièreté du « débat » télévisé entre Tapie et Le Pen, il y a quelques années, à
Marseille.
Et Rostand fixe les limites du débat : « Mais l’on se doit, je
crois, de pousser le refus du racisme jusqu’à ne point incriminer les chromosomes de tout un peuple pour ce qu’il subit passagèrement l’empire d’une pernicieuse combinaison
individuelle. » Déjà, Jean Rostand exprimait la crainte de voir un fanatisme se substituer à un autre.