Il est difficile de comprendre la crise que nous connaissons en Europe et en particulier la question grecque sans analyser l’évolution du système monétaire dans lequel nous vivons actuellement. Dans un billet invité du blog de Paul Jorion, l’économiste français Pierre Sarton du Jonchay donne une remarquable explication des événements que nous connaissons en synthétisant l’histoire économique et monétaire occidentale depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. (http://www.pauljorion.com/blog/2015/03/13/liquidite-monetaire-et-republique-federale-des-democraties-deurope-par-pierre-sarton-du-jonchay/ ) (1)
Pour bien appréhender la crise monétaire européenne, nous nous sommes inspirés de cet article en remontant le cours de l’histoire d’après-guerre en analysant les aléas de la construction européenne et prenant en compte les contradictions du capitalisme d’après-guerre.
La construction européenne qui a été lancée à la fin de la guerre par des intellectuels résistants en Italie, en Allemagne, en Belgique, aux Pays Bas, en France avec en outre quelques écrivains et journalistes britanniques partait de l’idée d’associer les nations européennes dans une structure démocratique supranationale pour empêcher d’éventuelles nouvelles guerres qui ensanglanteraient le continent européen.
Albert Camus fut un des intellectuels qui comprit que pour assurer la paix en Europe, il fallait une union démocratique fédérale.
Cependant, la division du monde et particulièrement du continent européen en deux blocs séparés par un « rideau de fer » mit à mal cette idée. En effet, d’Europe il ne pouvait en être question que dans sa partie occidentale. Etant donné la rivalité entre les USA et l’URSS, étant donné surtout deux systèmes politiques et économiques antagonistes – le capitalisme libéral et le communisme socialiste – l’idée d’une union par-dessus le rideau de fer relevait désormais de l’utopie. Il n’était pas question non plus d’y associer l’Espagne et le Portugal qui se trouvaient toujours sous le joug de régimes fascistes. La Grèce était dans un état de quasi guerre civile et la Yougoslavie était un régime communiste mais indépendant de l’URSS. L’Autriche restait neutre et les pays scandinaves n’étaient pas candidats à l’adhésion à une union européenne.
Aussi, ce furent deux chrétiens de droite et un social-démocrate droitier belge – l’Italien de Gasperi, le français Schuman et le belge Spaak – ainsi qu’un homme d’affaires français – Jean Monnet – qui mirent sur pied ce qu’on a appelé le Marché commun, officiellement la Communauté économique européenne, après la CECA et l’Euratom. Cette union entre six pays – la France, la RFA, l’Italie et le Benelux – était essentiellement économique. Elle était une union douanière et assurait la libre circulation entre les marchandises et les capitaux entre les six pays. Le Traité qui la scellait – le Traité de Rome de 1957 – contenait les germes d’une Europe libérale, notamment en instaurant comme règle de base la « concurrence libre et non faussée ». Dès le départ, s’est scellée une alliance entre le capital et le politique dans la construction européenne où le capital assura sa domination.
Robert Schuman, ancien ministre de Pétain et Jean Monnet, marchand de cognac construisirent l'Europe du capital et non l'embryon d'une union politique.
En effet, la partie « politique » des institutions européennes était rudimentaire : un Parlement européen non élu au suffrage universel – il ne l’a été qu’en 1979 – et un gouvernement supranational dont les membres étaient nommés par les Etats : la Commission qui a aujourd’hui le statut de gendarme du néolibéralisme européen. C’était le Conseil des Ministres, c’est-à-dire les Ministres des Affaires étrangères des six Etats membres qui étaient les réels dirigeants de la CEE. Depuis Mitterrand, c’est le Conseil européen qui dirige l’Union européenne. Il a un président permanent désigné pour quatre ans en application du Traité de Lisbonne.
Les progrès dans l’union politique ne se sont faits que lorsqu’il s’agissait d’assurer l’intérêt du capital sur le continent. Ainsi, une première crise eut lieu en 1965 lorsque la France alors présidée par de Gaulle refusa l’entrée de la Grande Bretagne dans la CEE. Le général craignait que l’Angleterre ne serve de « cheval de Troie » de l’Amérique et impose son modèle anglo-saxon. Après la disparition de de Gaulle, en 1973, son successeur, Georges Pompidou, leva le veto français et l’Europe du Marché commun s’élargit à neuf membres en y joignant l’Angleterre, l’Irlande et le Danemark.
Par après, l’élargissement s’est fait au gré des évolutions politiques, comme la fin du fascisme au Portugal et en Espagne, la chute des colonels en Grèce, vers les pays du Sud de l’Europe pour finir par se trouver à douze lors de l’élaboration de l’Acte unique et des négociations sur ce qui allait devenir le traité de Maastricht en 1992.
Si la CEE n’a pas connu un renforcement politique institutionnel depuis sa fondation, elle a par contre été à la base d’un profond bouleversement économique dans le système capitaliste libéral.
Et c’est la monnaie qui est à la base de ces changements.
Le hold up de Nixon
En 1971, le président américain Nixon décida unilatéralement de supprimer la convertibilité du dollar en or – le prix en était fixé à 35 pour une once – rompant ainsi les accords de Bretton Woods qui avaient été mis au point par John Maynard Keynes à la fin de la Seconde guerre mondiale et qui assurèrent jusqu’à ce moment la stabilité monétaire dans l’ensemble du monde capitaliste et qui fut aussi un facteur majeur dans la période de relative prospérité qu’on a appelé « les Trente glorieuses ».
En effet, la dette des Etats-Unis était devenue intenable, suite notamment à la guerre du Vietnam et à la course aux armements. L’Allemagne occidentale et le Japon grâce au plan Marshall ont connu un redressement spectaculaire après leur défaite et les destructions subies et sont dès lors devenu les plus grands exportateurs et disposaient d’un excédent considérable dans leur balance commerciale. Comme l’écrit Pierre Sarton de Jonchay : « Accumulant des réserves de change sous forme de titres de créance sur le Trésor Fédéral des États-Unis, l’Allemagne et le Japon s’étaient engagés dans le rachat des réserves d’or de la Réserve Fédérale afin de se débarrasser de la dette publique étatsunienne qui ne leur paraissait pas sûre. »
Et voici ce qu’écrit à ce sujet Yanis Varoufakis sur son blog le 15 mars 2015 : « En mars 1971, alors que l’Europe se préparait à faire face au Choc Nixon et commençait à projeter une union monétaire européenne plus proche de l’étalon or que du système de Bretton Woods qui partait en lambeaux, l’économiste de Cambridge, Nicholas Kaldor (2), écrivit la chose suivante dans un article publié dans The New Statesman :
« …C’est une dangereuse erreur de croire qu’une union économique et monétaire peut précéder une union politique, ou qu’elle agira (selon les termes du rapport Werner)(3) ‘comme un catalyseur pour l’évolution vers une union politique dont, à long terme, elle ne pourra se passer pour fonctionner.’ Car si la création d’une union monétaire et d’un contrôle communautaire sur les budgets nationaux engendre des pressions qui entraînent l’écroulement du système tout entier, il empêchera le développement d’une union politique, au lieu de la promouvoir. »
Malheureusement, l’avertissement prophétique de Kaldor fut ignoré et remplacé par un optimisme touchant selon lequel l’union monétaire forgerait des liens plus forts entre les nations européennes et que, à la suite de grandes crises du secteur financier (comme celle des années 2000), les circonstances forceraient les dirigeants européens à mettre en place l’union politique qui avait toujours été nécessaire.
C’est ainsi que, à une époque ou l’Amérique était occupée à recycler les surplus d’autres pays à l’échelon planétaire, une sorte d’étalon or fut créé au sein de l’Europe, et fit couler un mur de capital vers Wall Street, nourrissant la financiarisation et la production privée d’argent à grande échelle à travers le monde – les français et les allemands se précipitant pour prendre part à la chose avec enthousiasme. »
Ainsi, on s’est trouvé pour la première fois dans une situation similaire à celle qu’on a connue plus tard lors de la crise financière de 2008. On a commencé à créer de la fausse monnaie : les banques comptabilisent comme dépôts de monnaie les titres de créances à des emprunteurs solvables.
Or, qu’est-ce qu’être « solvable » ? Il n’existe aucune définition objective et communément admise de la solvabilité en la matière. Il s’agit donc d’une interprétation absolument libre, donc arbitraire.
Résultat : les Etats-Unis continuèrent à émettre et à exporter de la dette fédérale. Et c’est la City londonienne qui participa activement à cette opération : ils émettaient « des titres de dette et des dépôts en dollar sans justifier objectivement de la solvabilité des emprunteurs et des déposants internationaux protégés par le secret bancaire. » En clair, tout le monde s’endettait sans se soucier de l’avenir et particulièrement les pays les plus faibles, comme la Grèce qui, après les colonels, était dirigée en alternance par la famille de « gauche » Papandréou et la famille de « droite » Caramanlis.
L’Europe en paya les pots cassés. Elle introduisit le serpent monétaire européen qui échoua lamentablement et puis le système monétaire européen qui est l’ancêtre de l’Euro, mais elle ne parvint pas à négocier un nouvel ordre monétaire international après l’élimination des accords de Bretton Woods.
Par après, la chute du mur de Berlin et la réunification allemande permirent à l’Allemagne de se reconstituer comme principale puissance au centre de l’Europe avec la complicité évidente de la France.
Cette réunification à marche forcée provoqua une rupture d’équilibre au sein de l’Europe continentale qui, désormais, compte une seule puissance à même de dicter sa loi aux autres Etats membres. Ainsi, l’idée d’une Europe fédérale dirigée par une démocratie supranationale est morte. C’est désormais un système intergouvernemental régi par le rapport de forces entre les différents Etats-membres. Cela ne résoudra évidemment rien. L’Europe ne parviendra pas à disposer d’un poids réel sur la scène internationale malgré sa richesse, son énorme marché, une puissance militaire non négligeable si on rassemble toutes ses armées. On le voit entre autres au Moyen Orient.
Il y a en outre un aspect – et c’est un choc considérable dans l’histoire dont on ne mesure pas encore l’ampleur : pour la première fois, une monnaie a été créée sans autorité étatique.
L’Europe sous l’impulsion de François Mitterrand adopta la vision monétariste libérale – en cela, le philosophe Michel Onfray a parfaitement raison quand il dénonce une gauche devenue libérale depuis 1983 – à savoir se financer sur le marché privé extérieur, au lieu d’avoir le courage politique de financer les réformes sociales par la fiscalité. Cela a non seulement paralysé la France, considérablement accru sa dette publique et, on le vit aujourd’hui, abrogé les réformes sociales des années 1980.
L’Allemagne, elle, vu ses colossaux excédents de liquidités internationales et son système bancaire similaire à celui des USA pouvait se permettre de laisser la parité extérieure du deutsche mark aux seules banques et grandes transnationales allemandes.
Donc, la monnaie allemande n’était plus dirigée par l’Etat, mais en quelque sorte privatisée. Pour la première fois, un Etat renonçait à sa première fonction régalienne : battre monnaie.
Et c’est sur cette base que l’Euro a été constitué. Une banque privée indépendante – la Banque centrale européenne – le gère et toutes les banques bénéficient d’une totale indépendance dans l’émission des crédits. Elles sont seules maîtres de leur propre réglementation. Et il n’y a aucune institution politique de contrôle face à la BCE. Jamais, dans l’histoire, le politique n’a fait un tel renoncement ! L’Europe politique tant rêvée par les militants européens n’existera donc jamais. Et les Etats nations membres de l’Eurozone sont réduits à l’impuissance.
En outre, le traité de Maastricht interdit désormais tout changement : la BCE ne peut prêter directement aux Etats membres et il est interdit d’aider un Etat membre qui serait en difficulté. Rien que par ces dispositions, l’Europe qui nous fut tant vantée est désormais enterrée.
Prenons un exemple : on se souvient de la dénonciation des procédés de la BCE à l’égard des Etats-membres de l’Eurozone par Michel Rocard, ancien Premier ministre de la France et Pierre Larrouturou, économiste à l’époque conseiller au PS français. Le 2 janvier 2012, ils signaient une tribune désormais fameuse intitulée : « Pourquoi faut-il que les Etats paient 600 fois plus que les banques ? » Ils posaient les questions suivantes : « Est-il normal que, en cas de crise, les banques privées, qui se financent habituellement à 1 % auprès des banques centrales, puissent bénéficier de taux à 0,01 %, mais que, en cas de crise, certains Etats soient obligés au contraire de payer des taux 600 ou 800 fois plus élevés ? "Etre gouverné par l'argent organisé est aussi dangereux que par le crime organisé", affirmait Roosevelt. Il avait raison. Nous sommes en train de vivre une crise du capitalisme dérégulé qui peut être suicidaire pour notre civilisation. Comme l'écrivent Edgar Morin et Stéphane Hessel dans Le Chemin de l'espérance (Fayard, 2011), nos sociétés doivent choisir : la métamorphose ou la mort ?
Allons-nous attendre qu'il soit trop tard pour ouvrir les yeux ? Allons-nous attendre qu'il soit trop tard pour comprendre la gravité de la crise et choisir ensemble la métamorphose, avant que nos sociétés ne se disloquent ? Nous n'avons pas la possibilité ici de développer les dix ou quinze réformes concrètes qui rendraient possible cette métamorphose. Nous voulons seulement montrer qu'il est possible de donner tort à Paul Krugman quand il explique que l'Europe s'enferme dans une "spirale de la mort". Comment donner de l'oxygène à nos finances publiques ? Comment agir sans modifier les traités, ce qui demandera des mois de travail et deviendra impossible si l'Europe est de plus en plus détestée par les peuples ? »
Michel Rocard et Pierre Larrouturou ont signé un ouvrage en commun. Ils ont vainement espéré faire changer le PS français.
Ces propos pourraient être encore tenus aujourd’hui. Avoir confié la gestion de la monnaie, c’est-à-dire des échanges et du contrôle des richesses, aux seules banques privées relève de la folie. Pourtant, nul ne sait qui sera le psychiatre et encore moins quelle sera sa thérapie. Les banques – et surtout les plus puissantes d’entre elles – sont les seuls maîtres à bord.
Et les gouvernements les favorisèrent. Ainsi, Clinton fit supprimer l’obligation de séparation des banques d’affaires et des banques de dépôts qui avait été imposée après la crise de 1929. Les banques américaines disposaient dès lors d’une totale liberté de manœuvre.
La crise des subprimes de 2008 n’a fait que confirmer ces aberrations : des banques tout à fait irresponsables prêtaient des sommes colossales à des ménages insolvables en parfaite connaissance de cause et se payaient, une fois les emprunteurs en défaut, sur les immeubles qu’ils avaient achetés grâce à leurs emprunts. Et les mêmes banques, par l’intermédiaire d’agents immobiliers, les revendaient en contractant des emprunts à d’autres ménages tout aussi insolvables. Cela fonctionna tant que le marché immobilier montait aux USA. En outre, les banques « titrisaient » les actifs prêtés qu’elles revendaient à d’autres banques aux Etats-Unis comme à l’étranger. Une fois de plus, la fausse monnaie !
Ainsi, quand la « bulle » immobilière éclata, la crise devint mondiale. Un nombre considérable de banques – et non des moindres – furent fragilisées du fait qu’elles avaient acheté ces titres pourris pudiquement appelés « actifs toxiques ». Et les Etats durent intervenir pour renflouer les banques. Résultat : ils s’endettèrent en aidant les mêmes banques auxquelles ils empruntaient !
La faillite des Etats de la zone Euro
Pierre Sarton du Jonchay qui est loin d’être un gauchiste radical écrit : « La crise des subprimes n’est rien d’autre que l’effondrement d’une civilisation parasitée par les élites qui devaient la servir. Les mécanismes bancaires, juridiques, financiers et politiques sont sciemment utilisés pour enfumer les gens. Dès 2010, les États de la zone euro se sont trouvés en faillite par l’explosion des dettes publiques contractées pour relever les banques. Au lieu de reconnaître qu’il avait perdu par erreur ou négligence, le contrôle de la finance et de la monnaie, le gouvernement français et sa haute administration s’est jeté avec les féodaux d’Allemagne sur la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande pour forcer le remboursement de dettes constitutionnellement et moralement illégales, parce que dépourvues de toute contrepartie économique réelle. »
Et d’un autre côté, les Etats durent adopter des drastiques mesures d’austérité pour abaisser la dette contractée envers les banques que l’Etat avait sauvées. Ce n’est d’ailleurs pas terminé, puisque – c’est le cas pour la Belgique – l’Etat a accordé sa garantie pour éviter la faillite de certaines banques dont la plus connue d’entre elles, Dexia.
L’Union européenne et ses Etats membres se trouvent dès lors dans un cercle vicieux. C’est un de ces Etats qui pose le plus de soucis au « système » : la Grèce. Si pour la plupart des Etats membres de la zone Euro, furent plus ou moins appliquées les conditions les plus draconiennes prévues par le traité de Maastricht (les 3 % de déficit budgétaire, les 60 % de la dette par rapport au PIB, etc.), on fit exception pour la Grèce, alors qu’elle n’aurait pas dû être admise. Ce sont les milieux d’affaires et les armateurs grecs qui firent pression. Ainsi, ils pouvaient placer leur argent dans les banques françaises et allemandes.
Notons au passage qu’on a fait également exception pendant quelques années pour l’Allemagne et la France qui ne parvenaient pas à se conformer aux fameux « critères de Maastricht ».
En plus, le rôle de Goldman Sachs, la plus puissante banque du monde, qui a profité de la crise des subprimes pour se positionner en n° 1 est pour le moins étrange : elle a aidé le gouvernement grec à trafiquer ses comptes publics en vue de tromper l’Union européenne. Et, comme par hasard, le n° 2 de cette banque pour l’Europe s’est retrouvé quelques années plus tard à la tête de la BCE. Personne n’était au courant ? « Toute la haute administration française était informée de ces réalités. Le parti socialiste, la droite et les centristes ont célébré l’entrée de la Grèce dans la zone euro alors qu’ils avaient été explicitement avertis de l’anéantissement fiscal qui en résulterait pour l’État grec. » Ainsi parle d’expérience Pierre Sarton de Jonchay puisqu’il était à l’époque consultant pour une institution financière qui a travaillé à l’entrée de la Grèce dans la zone Euro.
L’Allemagne et la France ont ainsi détruit la société grecque en proposant aux oligarchies grecques de partager la même monnaie et la même parité de change internationale, sans tenir compte des particularités locales. Par l’euro, la convertibilité extérieure de la monnaie des Grecs n’a plus été fixée en fonction de l’offre et de la demande en travail grec mais en fonction des objectifs de rentabilité du capital industriel allemand et du capital politico-financier français. Par la libre circulation du capital en euro, les recettes fiscales grecques ont été siphonnées au profit de cette oligarchie internationale. « Le financement de la solidarité et des dépenses communes entre les citoyens grecs et entre les citoyens européens a été capturé par la banque libérale hors sol déconnectée du droit concret de la responsabilité personnelle, étatique et politique. » L’explosion des dettes publiques est impossible à maîtriser dans la zone euro à cause de la destruction des États nationaux et à cause de l’inexistence d’une souveraineté politique commune, car on n’a pas remplacé la souveraineté des Etats-membres par une souveraineté supranationale européenne comme le voulait le projet d’Europe fédérale. Ce sont donc les banques qui ont désormais ces pouvoirs et elles ne sont pas prêtes à les partager.
Tout cela a totalement désorganisé la société grecque, mais aussi celles d’autres pays du Sud de l’Europe comme l’Espagne et la Portugal et n’oublions pas que l’Italie fut quasi placée sous tutelle de la Commission européenne en ayant imposé un Mario Monti, technocrate européen et ancien commissaire, à la tête du gouvernement. Ce fut un lamentable échec et les électeurs italiens ont envoyé un cinglant désaveu à Monti.
Le libéralisme ne cesse d’échouer avec de terribles conséquences sociales et humaines.
Le paradoxe libéral
Nous sommes ici devant un curieux paradoxe : le libéralisme qui prône l’individualisme quasi absolu par le rejet de toute autorité publique économique et politique – dans le cas des « libéraux libertaires – est en fait le pire des collectivismes.
Son « individualisme » ne consiste pas en une pensée prônant l’épanouissement de l’individu dans la société, mais l’atomisation de celui-ci en tuant ainsi toutes les solidarités. Pierre Sarton écrit : « L’idéologie mécaniste libérale méconnaît radicalement la singularité, la responsabilité, la liberté et l’unicité des personnes. Par la propagande consumériste, les puissants et les sachants du nominalisme enferment toute altérité dans leurs représentations et leurs modèles. L’autre qui ne parle pas, ne pense pas et n’agit pas dans la norme de la compétition pour le paraître et l’accumulation est mis au ban des marchés du travail et du capital. Le financiarisme a besoin de dettes nominales pour émettre de la monnaie en dehors de la réalité objective du travail au service des besoins humains. Les gens sont forcés de s’endetter par la dévalorisation de leur travail et la survalorisation des biens et services qu’ils ne produisent pas eux-mêmes. Cette dissociation de la personne entre son offre et sa demande s’opère par la manipulation privée de la convertibilité des monnaies et la destruction des souverainetés sociales et politiques. »
Le nominalisme est une pensée qui confond le discours et la réalité. Il fut élaboré par le philosophe économiste Schumpeter (1883 – 1950) qui a largement influencé la pensée libérale. « S’il est nécessaire de nommer la réalité pour lui accorder un prix, le prix ne fait pas la réalité. Le nominalisme financier qui fonde aujourd’hui l’émission monétaire fait croire que la répétition du prix dans plusieurs comptes bancaires augmente d’autant la réalité de l’objet sous-jacent. Cette répétition n’a pas d’autre conséquence que de multiplier les droits sur un même objet à l’insu de son propriétaire légitime. »
En clair, on jette de la poudre aux yeux pour mieux nous flouer !
En tuant toutes les solidarités, en endettant les Etats et les ménages, la finance assied son pouvoir totalitaire. Et c’est ce qu’il se passe en Grèce.
La troïka a contribué à détruire le tissu de la société grecque. Non seulement, par des réductions salariales d’une ampleur exceptionnelle, mais aussi par le démantèlement de tous les services publics, la privatisation des joyaux du pays des Hellènes – c’est-à-dire leur vente au rabais à l’oligarchie financière – comme conditions à octroyer des prêts indispensables pour disposer de liquidités, mais qui seront impossibles à rembourser, la Grèce est totalement entravée et subit en plus la destruction de l’Etat social.
Un exemple ? On se rappelle que le gouvernement grec avait fermé de force une chaîne de TV publique où étaient tenus des propos peu « orthodoxes ». Une société s’est constituée pour privatiser l’ensemble de la TV publique. Une des premières mesures qu’elle a prise fut d’abroger la convention collective du secteur audiovisuel pour la remplacer par une convention d’entreprise. Résultat, les salaires ont été diminués de 40 % ! Et cette société n’a fait que suivre une des mesures préconisées par la troïka : remplacer les conventions collectives sectorielles par des conventions d’entreprise.
En plus, la troïka prêta à la Grèce des sommes colossales pour se renflouer avec comme résultat un accroissement considérable de la dette grecque depuis 2010.
Syriza a compris que pour sortir de ce carcan, il fallait à tout prix mettre fin à cette frénésie de prêts aussi inutiles qu’onéreux en se basant sur l’économie réelle. Par les politiques de restrictions budgétaires imposées par la troïka, les comptes primaires de l’Etat grec retrouvèrent l’équilibre et dégagent même un excédent. Mais à quel prix ! Celui d’une austérité qui a ruiné le peuple grec, jeté des milliers de personnes dans la misère, détruit l’infrastructure publique du pays. Mais, cette dimension là indiffère les tenants de « l’orthodoxie » économique.
Les élections de janvier 2015 avec la victoire de Syriza promettaient de changer de cap. Son programme consistait à tenter de sauver l’économie et l’Etat social en se basant sur l’économie réelle. Pour cela, bien sûr, il fallait renégocier la dette.
Insupportable pour l’oligarchie européenne ! Aider Syriza à réussir reviendrait à désavouer la politique qu’ils mènent à coups de baguette depuis cinq ans ! Et puis, il y a risque de contagion. Regardez Podemos en Espagne.
Aussi, il n’y avait qu’une seule possibilité : comme Carthage en 149 avant notre ère, Syriza doit être détruite.
Delenda est Syriza !
L’oligarchie ne supporte pas la contestation. Il n’est pas question que le nouveau gouvernement puisse mener la politique pour laquelle il a été largement élu. Dès l’arrivée au pouvoir de Syriza, des blocages ont été mis en place au sein de l’Eurogroupe et à la BCE.
Certains vont jusqu’à penser que Samaras, l’ancien Premier ministre, a volontairement sabordé son gouvernement sachant qu’en cas d’élections anticipées, Syriza l’emporterait. Or, la troïka avait établi à peu près en même temps un échéancier de la dette qui rend impossible toute action du nouveau pouvoir.
Syriza a obtenu pratiquement la majorité absolue et a dû s’allier avec un parti de droite nationaliste, ce qui affaiblit son poids politique. Varoufakis a carrément été envoyé en kamikaze auprès de l’Eurogroupe. On connaît la suite : il s’est heurté à son président qui a succédé à Juncker, le social-démocrate hollandais Jeroen Djisselbloem. Alexis Tsipras et Yanis Varoufakis tentent d’amadouer Berlin en essayant des alliances avec la France, l’Espagne et le Portugal. Rien n’y fit. Hollande – comme à son habitude – ne bougea pas et bien qu’il tente de se faire passer comme arbitre entre Athènes et Berlin, il s’inclinera devant les diktats de Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand. Du côté espagnol et portugais, ces pays se trouvant dans une situation similaire à celle de la Grèce, ce fut une fin de non recevoir. Les conservateurs méditerranéens s’alignent sur l’ordolibéralisme allemand.
Pour Pierre Sarton du Jochay : « Le gouvernement Syriza demande à proportionner ses remboursements de dette publique aux rentrées fiscales effectives de l’État grec et à l’excédent primaire après dépenses essentielles du vivre ensemble grec. La Grèce demande le minimum constitutionnel et juridique inscrit dans les traités européens. Après sept ans d’effondrement dans l’anarchie financière, les tergiversations des gouvernements allemand et français sont irrationnelles et criminelles. Un tout petit effort de réalisme financier débouche sur le constat d’impossibilité systémique de la circulation équitable du capital hors du contrôle de l’État de droit commun. La parité de un euro allemand pour un euro grec est parfaitement imbécile : elle incite les Grecs à ne pas investir dans leur propre développement pour que les banques commerciales aient intérêt à spéculer sur la faillite de la BCE et de ses États actionnaires obligés de maintenir la Grèce en survie monétaire artificielle. »
Ainsi isolée, la Grèce dispose de très peu de marge de manœuvre.
Les échéances sont là. Jusqu’à présent, le gouvernement Tsipras a remboursé au FMI, 365 millions d’Euros, cependant il doit rembourser au même FMI, 2 milliards d’Euros pour la fin mars. Cet échéancier est insupportable, pourtant Varoufakis s’est engagé à honorer prioritairement la dette à l’égard du FMI. Pour quelles raisons ? La première est qu’il estime que la Grèce ne doit pas être le seul pays à ne pas remplir ses engagements vis-à-vis de cette institution. La seconde est que son pays n’a aucun pouvoir sur le Fonds Monétaire International, tandis qu’il dispose du droit de veto dans les institutions européennes et qu’il a même une capacité de chantage : ce n’est pas pour rien qu’Athènes menace de lâcher les immigrés africains et moyen-orientaux qui arrivent en masse. En ce domaine aussi, où se trouve la solidarité européenne ?
L'échéancier de la dette grecque montre que le mois de mars est le plus dur ! Est-ce un hasard ? En bleu, les remboursements au FMI, en rouge à l'Eurosystem.
Le monstre froid de la cupidité
Ce fameux échéancier qui a été modifié juste avant les élections de janvier 2015 n’a-t-il pas été élaboré dans le but d’empêcher toute action de la part du nouveau pouvoir ? Et on sait au moins une chose : le gouvernement de droite d’Antonis Samaras a épuisé toutes les réserves budgétaires et les facilités financières du gouvernement avant de quitter le pouvoir, pratiquant une politique de la terre brûlée. Ainsi, alors que le gouvernement grec s’était vu accorder la possibilité de pouvoir émettre 15 milliards d’euros de bons du trésor par la banque centrale européenne, le gouvernement précédent a utilisé toutes ces lignes budgétaires avant de partir, laissant le gouvernement de Syriza sans aucun recours financier.
Les Européens étaient forcément au courant et ont laissé faire. Ainsi, si Syriza échoue, les libéraux monétaristes européens auront tout fait pour qu’il en soit ainsi !
Que va-t-il se passer ? On ne peut encore rien prévoir. Mais, en tout cas, rien de bon, parce que les dirigeants de l’Union européenne s’obstinent dans leur politique qu’on peut qualifier de criminelle. Laissons la conclusion à Pierre Sarton du Jonchay : « La faillite des élites gouvernantes est philosophique, intellectuelle et morale. Comme la liquidité de l’euro repose uniquement sur des rapports de force idéologique, la crise des dettes s’est muée en guerre de religion. Ceux qui veulent vivre en paix bienveillante avec leurs concitoyens, leurs contreparties commerciales ou leurs collègues de travail multinationaux n’ont plus d’autre recours que de se coaliser en marge de la loi officielle pour envoyer en prison ou en asile psychiatrique tout ce qui ressemble à un chefaillon pris par la pulsion de l’argent, du pouvoir, ou de la médiacratie. La mort injuste et violente va frapper indifféremment les crapules et les gens honnêtes. Le monstre froid de la cupidité aveugle est parti pour anéantir toutes les relations humaines et sociales jusqu’à ce que les gens de bonne foi ne trouvent le moyen de reconstituer des sociétés solidaires pour protéger leur vivre ensemble, et les règles de respect des personnes qu’il implique. »
Dans Mediapart du 14 mars 2015, Martine Orange constate : « Même s’il tente de sauver les apparences, le gouvernement de Syriza a engagé une course effrénée à l’argent pour éviter la faillite. Cette tension extrême se lit dans le rythme des mesures prises en quelques jours. En moins d’une semaine, le gouvernement a émis pour 2 milliards de billets de trésorerie, le seul moyen de financement qui lui est encore ouvert, a différé les paiements de ses fournisseurs et sous-traitants, a approché les filiales grecques des multinationales pour obtenir des crédits à court terme.
Jeudi 12 mars, le parlement a adopté une mesure de dernière extrémité : il a autorisé les fonds de pension et les entités publiques, qui ont des comptes à la banque de Grèce, à investir tout leur argent en obligations d’État. En d’autres termes, l’État fait main basse sur les réserves de la sécurité sociale et des caisses de retraite pour honorer ses échéances.
Ces mesures désespérées inquiètent de plus en plus, au fur et à mesure que l’Europe durcit sa position. Sans aide financière quasi immédiate, la Grèce peut se retrouver dans l’incapacité d’honorer une de ses échéances, ce qui la précipiterait en situation de faillite. « La Grèce est confrontée à une crise urgente de liquidité et se dirige vers un défaut partiel. Cela pourrait créer un précédent très dangereux », prévient l’économiste Lena Komileva de l’institut G+Economics. « La combinaison d’un trou de financement grandissant avec des obligations de remboursements croissantes fait que le gouvernement se retrouve sur la corde raide en mars. Et ce sera un plus grand défi encore en juillet et en août (la Grèce doit rembourser alors 6,8 milliards de prêts à la BCE - ndlr) », dit de son côté un ancien fonctionnaire européen au Guardian. »
Se rend-on compte que Tsipras est contraint d’utiliser les réserves de la sécurité sociale pour en sortir. Au risque de mettre le peuple grec sur la paille pour de bon. Cette situation est intenable. La mèche de la bombe est allumée. Quand va-t-elle exploser ?
Pierre Verhas
(1) Pierre Sarton du Jonchay est consultant en économie de la décision et en organisation financière depuis novembre 2008. Diplômé de l'École Supérieure des Sciences Économiques et Commerciales, il a mené depuis 1987 une carrière bancaire et financière en France. Il a travaillé sur l'analyse du risque financier souverain, la comptabilité financière, le contrôle des risques financiers, la négociation de la liquidité de marché, l'organisation et l'information financières, la prévention des conflits d'intérêt et la réglementation financière. Son expérience a débouché sur une recherche fondamentale sur les causes et les issues de la crise financière en cours. Il propose une reformulation de la théorie politique de l'économie, de la finance et du prix sur le modèle aristotélicien actualisé de la valeur. La thèse est exposée dans un ouvrage paru en février 2011, Capital, crédit et monnaie dans la mondialisation, économie de vérité, L'Harmattan, Paris.
(2) Nicholas Kaldor est un économiste britannique, né le 12 mai 1908 à Budapest et décédé le 30 septembre 1986 à Papworth Everard dans le Cambridgeshire. Il a été l'un des principaux auteurs du courant postkeynésien, théoricien des cycles économiques et conseiller de plusieurs gouvernements travaillistes au Royaume-Uni et dans d'autres pays. Polémiste de talent, il s'est également distingué par sa critique virulente de la synthèse néoclassique, puis de la « contre-révolution » monétariste et de son application au Royaume-Uni sous les gouvernements de Margaret Thatcher.
(3) Le rapport Werner est un rapport élaboré par Pierre Werner et une commission à la demande des dirigeants des États membres de la CEE réunis lors du sommet de La Haye de 1969. Le rapport, publié le8 octobre 1970 proposait un modèle en trois étapes pour établir l'union économique et monétaire, en essayant de surmonter les différences entre les « monétaristes » et les « économistes » Le rapport proposait, en matière de politique monétaire, d’importants transferts de responsabilités des États membres vers la Communauté européenne.