Personne n’a prévu le 14 janvier à Tunis, nul n’a vu venir le 25 janvier au Caire.
Aucun observateur, qu’il soit diplomate, journaliste, universitaire, n’a envisagé un seul instant avant ces deux dates que les dictateurs Ben Ali et Moubarak allaient être renversés par des
révoltes populaires.
Aussi, il est trop facile de jouer les Cassandre d’après coup comme le
« gourou » mondialiste Jacques Attali qui, péremptoire, tire les conclusions de ces événements : « Aucune dictature ne résiste à l’économie de marché ! » (Le Soir du
12 février). Cette analyse est fausse. Une des causes des révoltes arabes – et ce n’est sans doute pas fini – est justement le rôle joué par l’économie de marché mondialisée et elle pourrait
aussi sonner l’échec de ces mouvements.
Les Tunisiens n'ont pas eu besoin de
"l'économie
de marché" pour renverser Ben Ali.
En Tunisie, au début de la deuxième quinzaine du
mois de décembre 2010 des troubles ont éclaté en contestation d’une hausse brutale des prix et d’une pénurie des produits de base et ensuite, le peuple se révolta contre la hogra
(mépris) de l’élite à son égard. C’est ainsi que, progressivement, est apparu le mot d’ordre de ce mouvement : liberté, travail,
dignité. Les choses prirent
une tournure dramatique le 17 décembre à Sidi Bouzid (ville du centre-ouest de la Tunisie à quelque 265 km de Tunis) : Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé qui vivotait du commerce ambulant,
s’est immolé par le feu. Transporté à l’hôpital des grands brûlés de Ben Arous, il décéda le 4 janvier 2011. Bouazizi est devenu l’icône de cette révolution. Plus rien n’arrêtera le
processus.
La crise alimentaire touche durement le Maghreb.
La crise alimentaire mondiale qui débuta en 2008, avant la crise financière, par une
hausse vertigineuse des prix alimentaires, suite à la spéculation, toucha spécifiquement les pays du Maghreb. D’ailleurs, les pouvoirs en place
prirent très tôt conscience du danger que représentait cette instabilité des prix des denrées de base. Ainsi, le gouvernement égyptien décida, dès 2008, de consacrer, chaque année, 7 % de son PIB
à des subventions destinées à compenser les hausses de prix.
Lorsque la révolte a éclaté en Tunisie, son voisin, la Libye, a décidé de «supprimer les droits de douane et autres taxes sur les produits alimentaires, y compris les denrées de base, ainsi que
le lait pour enfants». L'Algérie, l’autre voisin, a fortement réduit les taxes sur des produits de première nécessité importés, comme le blé et les huiles. La Jordanie a choisi de
subventionner davantage les grands fournisseurs du pays, pour les inciter à baisser leurs prix sur le sucre, le riz et la volaille. Et cela s’étend à toute la région qui renfloue ses réserves de
céréales. Parmi les mesures les plus spectaculaires, le Maroc a lancé à la mi-janvier un appel d'offres pour l'achat de 255.000 tonnes de céréales. L'Algérie aurait déjà acquis, depuis le
1er janvier, un million de tonnes de blé. L'Egypte, elle, a acheté ces six derniers mois 4,5 millions de tonnes de blé, soit l'équivalent du volume importé sur l'ensemble de l'année
précédente... L'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis se tiennent eux aussi prêts. (Source Ludovic Lamant dans Mediapart du 26 janvier 2011)
La région du Maghreb était considérée comme un grenier à blé. Aujourd’hui, suite à
l’impéritie des dictatures nationalistes de chaque pays, suite à l’attentisme d’un Occident guidé uniquement par ses intérêts immédiats, suite à la mondialisation et au libre échangisme imposé
par l’OMC, les pays d’Afrique septentrionale sont devenus importateurs nets de denrées alimentaires, donc totalement dépendants de l’extérieur. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : Les cinq
pays de la région (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Egypte) représentent 2% de la population mondiale mais consomment 6% du blé de la planète, et
réalisent à eux seuls 18% des importations de cette céréale. Une distorsion qui devrait encore s'accroître dans les années à venir, au vu des perspectives démographiques. L'Egypte devrait ainsi
franchir le cap des 100 millions d'habitants en 2025, contre un peu plus de 80 aujourd'hui, avec un taux de fécondité supérieur à trois enfants par femme.
Indice des prix alimentaires de la FAO.
On constate la hausse vertigineuse des prix !
Ensuite, les cours n’ont jamais été aussi hauts et frappent particulièrement la région.
Selon la FAO, l’indice des cours a augmenté de 4 % en novembre 2010 et de 25 % sur toute l’année dernière. Or, les pays du Maghreb, à l’exception de l’Algérie et de la Libye, ont orienté leur
économie vers le tourisme, ce qui a enrichi les familles Ben Ali et Moubarak et ce qui a vidé les campagnes et contribué à leur désertification. De plus, les stocks de céréales sont
historiquement bas, ce qui provoque la volatilité des prix, sans compter la spéculation qui joue à fond.
Sans redressement économique et social, ce sera un dramatique
échec.
De plus, l’absence d’une Union du Maghreb arabe qui devait regrouper les pays de la
région, à l’exception de l’Egypte, est un frein majeur au développement économique. En effet, comme nous l’avons déjà rappelé au sujet du conflit du Sahara occidental, le commerce entre les Etats
d’Afrique du Nord représente 1,3 % de leurs échanges extérieurs. C’est le taux le plus bas du monde. Cette entrave doit être levée si l’on veut que l’économie des pays de la région puisse se
développer.
Sans un redressement économique et une politique sociale, les révoltes arabes sont
vouées à l’échec, avec toutes les sanglantes conséquences que cela peut entraîner. Or, ce redressement est possible. Pour cela, il faut résoudre le conflit du Sahara occidental afin d’assurer une
véritable autodétermination au peuple Sahraoui et permettre la renaissance de l’Union du Maghreb arabe. D’autre part, l’économie maghrébine doit être réorientée vers sa vocation naturelle,
l’agriculture, afin d’assurer aux peuples de la région l’autosuffisance alimentaire sans dépendre de la spéculation. D'autre part, des efforts considérables doivent être consentis en matière
d'infrastructures, ce qui nécessite une industrialisation locale. Enfin, cette Union pourra être un instrument efficace contre les nationalismes qui risquent de renaître.
L’Union européenne a un rôle majeur à jouer. Il est indispensable d’élaborer un plan
Marshall pour l’Afrique septentrionale, plan à concevoir et à exécuter en association avec les autorités démocratiques, espérons-le, qui succéderont aux dictateurs renversés. Et c'est vital pour
l'Europe elle-même si elle veut échapper à un déséquilibre dramatique entre le Nord et le Sud de la Méditerranée.
Plus jamais comme avant
Le bouleversement du monde arabe, même si l’on peut craindre à terme un échec, a
néanmoins transformé les choses. Un retour en arrière n’est désormais plus possible. C’est là sa force. Comme l’écrivait Jules Verne : « La liberté est un bien immense que l’on ne peut
goûter qu’à la condition de vivre. » Et une fois qu’on y a goûté, on ne peut plus s’en passer.
En outre, la démocratie, ce ne sont pas seulement les élections – dont il n’est
d’ailleurs pas encore sérieusement question – c’est aussi la liberté de la presse, la liberté d’expression, le pluralisme politique. Et tout cela, il sera dorénavant très difficile de le
confisquer à nouveau.
Néanmoins, ces révolutions sont faibles. Elles n’ont aucune organisation structurée. Il
n’y a pas de chefs charismatiques. Il n’y a aucune idéologie, aucun projet. De plus, elles n’ont disposé d’aucun soutien extérieur. Elles ont exprimé le rejet des dictatures par les peuples
arabes et surtout par la jeunesse qui se sent dépourvue d’avenir. Cependant, si d’aventure, de nouveaux pouvoirs totalitaires s’installent, ils feront sans doute illusion que quelques temps et de
nouvelles révoltes pourraient surgir.
Ben Ali et Moubarak ont été renversés par l'armée, sous la pression du
peuple.
En effet, on s’est laissé quelque peu aveugler par l’effet médiatique de ces
soulèvements populaires. Ils ont fait vaciller les dictatures en place, mais n’ont pas renversé les dictateurs. En Tunisie, comme en Egypte, c’est l’armée qui a déposé Ben Ali et Moubarak.
Le rôle de l’armée
En Tunisie, ce n’était pas l’armée qui était au pouvoir. La « garde
prétorienne » de Ben Ali était la police. Depuis l’indépendance, l’armée tunisienne n’a jamais manifesté une volonté de prise de pouvoir. Elle n’a pas de tradition putschiste. Cependant,
elle a pris le pouvoir et a installé des sbires de l’ancien régime avec le soutien de la bourgeoisie qui, au départ, soutenait le soulèvement populaire. Le peuple ne l’a pas accepté et de
nombreuses manifestations ont toujours lieu pour épurer la classe politique et l’administration des anciens collaborateurs de la dictature.
En effet, si on lit Robert Baduel dans « Le Monde » du février 2011, le chef d’état-major de l’armée, Rachid Ammar, qui avait refusé de tirer sur les manifestants, l’a fait plus par calcul que par ralliement
au mouvement.
Rachid Ammar surnommé le "centurion du peuple" avait un plan bien élaboré.
« Quel était ce calcul possible et en quoi peut-on dire que cette dissidence de l'armée a bénéficié à la rue ? En n'obtempérant pas aux ordres du président,
la hiérarchie militaire n'est pas devenue pour autant une alliée "subjective" de la rue. Le refus du général Ammar résulte sans doute d'une analyse du champ de bataille et de calculs. Cette
dissidence ferme mais feutrée est d'abord une fracture dans l'oligarchie au pouvoir dont un groupe, pas seulement de militaires sans doute, a su intelligemment instrumentaliser la rue pour
éliminer la fraction la plus compromise de l'oligarchie et ainsi s'est doté des moyens de faciliter dans l'immédiat la reprise du pouvoir par la fraction la plus présentable de cette même
oligarchie. (…) L'armée tunisienne serait-elle républicaine d'esprit ou l'a-t-elle été de circonstance ? » Le jeu malsain de la diplomatie secrète est toujours en cours !
Pour preuve, rien n’a bougé dans la société tunisienne. Aucune mesure n’est prise,
aucune réforme n’est enclenchée. On est toujours sous un gouvernement de « transition » et sans doute pour longtemps. Ainsi, une véritable crise de confiance a vu le jour. C’est la
raison pour laquelle des dizaines de milliers de jeunes qualifiés, ne voyant aucun avenir en Tunisie, ont décidé d’émigrer vers l’Europe. L’île de Lampedusa est envahie depuis deux semaines de
milliers de demandeurs d’asile tunisiens qui, au terme d’une traversée au péril de leur vie, croient trouver du travail dans le vieux continent.
Une embarcation d'émigrés tunisiens arraisonnée par un garde-côte italien.
Ici aussi, on constate l’urgence d’une politique européenne en la matière qui ne soit
pas celle de la diplomatie secrète basée sur des données géopolitiques obsolètes. On ne peut rester sans réponse face à cette situation et l’Union européenne a les moyens d’agir. Aura-t-elle
seulement la volonté politique ? Avec des Sarkozy, des Merkel, des Berlusconi, on peut en douter.
En Egypte, finalement, en dehors du renversement d’Hosni Moubarak qui se trouve
toujours sur le territoire, bien protégé, à Charm-el-Cheikh, cité contrôlée par l’armée et aussi par des forces internationales, il n’y a pas grand changement. L’armée est toujours au pouvoir.
Elle l’est depuis le renversement du roi Farouk en 1952, soit près de soixante ans.
Or, depuis Moubarak, et la chute de l’Union soviétique, l’armée égyptienne est en
réalité placée sous le contrôle des USA. Selon le géographe et politologue italien, Manlio Dinucci : « Le fait que ce soit le directeur de la CIA,
Leon Panetta, qui ait annoncé jeudi (10 février 2011) « la forte probabilité que Moubarak puisse s’en aller dès ce soir » indique que la décision a été prise à Washington avant
le Caire.
Et la déclaration de ce même directeur de la CIA d’ « espérer en une transition ordonnée en Egypte »
confirme que le feu vert a été donné pour le plan annoncé par le président Obama : la « transition ordonnée et pacifique » qui, mettant de côté le désormais insoutenable
Moubarak emporté par la rébellion populaire, laisse intacts les piliers de la domination états-unienne sur le pays : et avant tout la structure portante des forces armées égyptiennes que les
Etats-Unis ont financées, équipées et entraînées.
C’est donc le général Sami Anan, chef d’Etat-major, qui a annoncé place Tahir que ce seront les forces armées qui
« sauvegarderont les requêtes du peuple et sa sécurité ». Celui-là même que le secrétaire de la défense, Robert Gates, avait convoqué au Pentagone au début de la crise et à qui
il avait donné des instructions au jour le jour sur les mouvements que l’armée égyptienne devait accomplir. Cette armée que le président Obama avait félicitée pour son « patriotisme et
professionnalisme », en la désignant comme garante de la « transition pacifique et ordonnée ». Cette armée qui, par l’intermédiaire du général Hassan al-Rouini,
commandant de la place du Caire, a annoncé aux manifestants de place Tahir : « Toutes vos requêtes seront exaucées aujourd’hui ».
Le pouvoir passe au Conseil militaire suprême qui, réuni sans le « commandant en chef » Moubarak, annonce
« des mesures pour sauvegarder les conquêtes et les ambitions de notre grand peuple ». »
Le rôle de l’armée égyptienne est fondamental pour la stratégie étatsunienne. Forte de 450 000 hommes (711 000 avec les réserves), cette armée est un immense réservoir humain, qui peut être mobilisé en cas de
péril national ou aux frontières ; c’est aussi une force militaire relativement moderne — une des seules du continent africain à disposer d’une panoplie interarmes complète et d’une capacité
d’intervention sur toute la gamme des moyens. Elle est en effet dotée des armements les plus modernes dont certains sont fabriqués en commun USA – Egypte,
comme les chars M1A1 Abrams, le tout financé à raison de 60 milliards de dollars par les Etats-Unis. Des manœuvres biennales se déroulent en Egypte avec la participation de 25.000 militaires
US.
Le fameux char Abrams "protège" le peuple,
place Tahrir.
Le rôle fondamental de l’Egypte dans la géopolitique américaine est de maintenir une paix séparée avec Israël et
d’empêcher « l’instabilité » à Gaza en bloquant les envois illicites d’armes aux Palestiniens. Cela explique la fermeture de la frontière égyptienne de la bande de Gaza.
L'état-major égyptien avec des officiers US :
l'entente est parfaite sous le regard de Moubarak.
Le pouvoir réel en Egypte est donc exercé par le Conseil militaire suprême qui est composé d’officiers supérieurs
pro-américains et qui a placé provisoirement à la tête de l’Etat, le maréchal (!) Mohamed Tantaoui. Ce vieux reitre âgé de 75 ans a participé aux trois guerres israélo – égyptiennes (1956, 1967
et 1973). Il a conduit le corps expéditionnaire égyptien en 1991 au Koweït lors de la guerre du Golfe. Depuis, il a été ministre de la Défense de Moubarak jusqu’à la fin.
Le maréchal Mohamed Tantaoui "marionnette" du
Conseil militaire suprême ?
Tantaoui est considéré comme un vieil homme tranquille, peu enclin au changement, mais garant de la stabilité. Dans les
milieux diplomatiques, l’on dit qu’il est le candidat idéal des Etats-Unis et d’Israël. Mais n’est-il pas en réalité une marionnette des jeunes et ambitieux officiers du Conseil supérieur de
l’armée ? En tout cas, on le voit difficilement engager les audacieuses réformes démocratiques dont l’Egypte a grand besoin.
À défaut de structures politiques crédibles, le seul instrument de pouvoir efficace en Tunisie et en Egypte est l’armée.
L’armée de ces deux pays est soutenue par les Etats-Unis et l’Europe dans leur stratégie de lutte contre l’islamisme et de soutien inconditionnel à Israël. L’armée est un facteur de stabilité
politique, à défaut d’être démocratique, et est un outil efficace dans la « guerre contre le terrorisme », traduisez l’islamisme…
La chimère de l’islamisme
Voici encore une certitude qui s’envole. À l’exception de quelques néoconservateurs indécrottables, on s’aperçoit que le
« danger islamiste » qui a tant mobilisé les esprits et les moyens depuis le 11 septembre 2001, est une chimère.
Les révolutions dans les pays arabes ont désarçonné l’establishment occidental : les chancelleries occidentales,
les spécialistes du monde arabe, les médias et leurs envoyés spéciaux … On croyait que le peuple arabe était maintenu dans un coma profond et que les dictatures en place étaient inébranlables.
Ces mêmes dictatures, que l’Occident soutenait aveuglément, étaient considérées comme le seul rempart contre le danger suprême : l’islamisme. L’ineffable éditorialiste du
« Figaro », Alexandre Adler, écrivait : « Non, à tout prendre, je préfère que les Frères musulmans soient cooptés par les militaires égyptiens qui gardent l’essentiel du
pouvoir plutôt que de les voir gagner des élections libres, […] Je soutiens donc le maintien des dictatures les plus éclairées possibles – voir pas éclairées du tout – en Egypte et en Arabie
saoudite plutôt que l’application, dans ces régions du monde, des principes démocratiques qui, dans l’immédiat, ne seraient que porteurs de désordres et de violence ».
Alexandre Adler s'est une fois de plus trompé
de chemin.
Il est évident que les groupes islamistes ont joué un rôle secondaire dans les révoltes du monde arabe. En Tunisie, ils
étaient absents. En Egypte, les fameux Frères musulmans ont apporté un soutien moral et logistique au mouvement populaire et n’ont en rien été le fer de lance de la révolte. D’ailleurs, ce vieux
parti des Frères musulmans a perdu de sa superbe. La moyenne d’âge de ses dirigeants est de 70 ans et ils ont été déstabilisés par l’attentat sanglant contre une Eglise copte au Caire qui a
suscité une réprobation générale de l’opinion égyptienne, musulmans et chrétiens ensemble. Sans doute, cette vague d’indignation a été un des
déclencheurs du mouvement populaire égyptien.
Attentat à la voiture piégée contre une église copte
au Caire. Un des déclencheurs de la révolte ?
Dans les autres pays arabes, aucune des révoltes n’est menée par les mouvements islamistes locaux et les dictatures et
monarchies absolues se basant sur l’islamisme, comme dans les Emirats, sont aussi violemment contestées.
En outre, on connaît mal la nature de l’Islam et ses nombreuses nuances. Certains imaginent en Europe et aux USA qu’il
constitue un bloc monolithique animé par la seule haine de l’Occident. C’est ridicule et aberrant. On ne peut tout de même pas mettre dans le même sac Erdogan et les Talibans !
Dans le site « Le Grand Soir » du 15 février 2011, trois intellectuels arabes, Zhor Firar, militante associative, Fouad Imarraine, militant associatif et Omar Mahassine, imam et militant associatif, écrivent : « Un discours
sous jacent, qui ne dit pas son nom, désigne le monde arabe comme n’étant pas suffisamment mûr pour accueillir les idéaux universels. C’est assez incroyable d’entendre cela au vingt et unième
siècle et de se dire que finalement l’agora n’est accessible qu’à une certaine élite. Nous sommes loin des idéaux du peuple, de son aspiration à plus de justice et de
dignité. »
On se trouve à un tournant de l’histoire et les discours de certains intellectuels laissent pantois, tant ils balaient
d’un revers de la main la question des droits fondamentaux. Comment peut-on aujourd’hui, dire tout et son contraire, être pour la démocratie dans le Nord mais pas dans le Sud, accepter des droits
pour les uns et l’aliénation pour les autres ? Le droit à la dignité ne peut être monnayable ou à géométrie variable, en fonction d’intérêts économiques, politiques ou
géostratégiques.
Depuis le 11 septembre, le concept d’islamisme est devenu une arme psychologique et une propagande islamophobe utilisées
afin de façonner l’inconscient des masses et de faire accepter leurs régimes autoritaires et leurs politiques d’humiliations. Le phénomène de l’islam politique, comme source de libération, a une
histoire ancienne et inhérente à l’époque postcoloniale et à la reconstruction de l’identité du monde arabo-musulman.
Abd el Kader, musulman et franc-maçon,
combattit la colonisation française en Algérie
au nom de l'Islam et de la Liberté.
En effet, la plupart des mouvements de résistance aux colonisations occidentales se référaient à l’islam. Au XIXe
siècle, Abd el Kader (1820 – 1883) qui lutta contre la colonisation de l’Algérie par la France, qui était franc-maçon, se battit au nom de l’Islam.
La question culturelle et identitaire a été très tôt un vecteur fondamental. En ce qui concerne le Maroc, Mehdi Elmandjra, fondateur de l’Organisation marocaine des Droits de l’Homme, professeur
dans des universités américaines et à la London school of economics, explique : « […] le cas du Maroc, à la fin du 19e siècle, il y avait un mouvement moderniste Salafi qui venait pour
dire que l’Islam est une religion dynamique, c’est à dire qu’il y a certaines constantes, mais qu’il y a une flexibilité énorme découlant de l’Ijtihad (la recherche). C’est ce mouvement qui a
motivé la défense des Droits de l’Homme et la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme. Il n’y aurait pas eu de libération sans l’Islam. Cet Islam libérateur qui régnait dans tous les
mouvements nationalistes traduisait une culture d’émancipation. […] Cet Islam libérateur devenait ainsi aussi dangereux pour eux (le régime en place) qu’il l’a été lors de la période coloniale
pour l’occupant. Par conséquent, ces régimes ont commencé à établir et à encourager des mouvements, des sectes, des traditions bref un Islam hermétique et archaïque. Mais on oublie souvent que
l’Islam est libérateur. »
Par contre, il existe – chacun le sait – un puissant Islam
conservateur, voire réactionnaire qui se retrouve en Iran dans le courant chiite et dans la péninsule arabique, en ce qui concerne les sunnites, par le Wahabisme qui se réclame faussement su
Salafisme. Les Wahabites ont une interprétation rigoriste et figée du Coran et de la Sunna qui définit les règles issues de ce Livre regroupées sous le nom de Charia. La dynastie saoudienne
adhère au Wahabisme et le finance. Al Qaida qui, au départ, était une organisation financée par les USA pour lutter contre l’invasion soviétique en Afghanistan et qui a combattu avec les
Etatsuniens dans les Balkans, se réclame du Wahabisme. Oussama Ben Laden est Saoudien, membre d’une riche famille. Il fut au départ un agent de la CIA avant de se retourner contre les Etats-Unis
en 1991, suite à la guerre du Golfe, lorsque l’US Army occupa une partie de l’Arabie saoudite, accusée de « souiller » le territoire « sacré » des lieux Saints de l’Islam, La
Mecque et Médine. (Voir à ce sujet l’excellent ouvrage de Nafeez Mossadeq Ahmed, La guerre contre la vérité, éditions Demi Lune, collection Résistances, 2006)
Oussama Ben Laden : la CIA l'a soutenu dans sa
Jihad contre l'occupation soviétique en Afghanistan.
On voit là toute l’ambigüité de la position américaine qui, d’un côté, impose la « guerre contre le
terrorisme » à ses alliés, jusqu’à les contraindre à adopter des dispositions légales liberticides et de l’autre, défendent l’Arabie saoudite, à cause de son pétrole, qui finance les
mouvements islamistes les plus réactionnaires.
Les principaux pays de l’Union européenne ont adhéré à cette politique.
Dès lors, ils ont considérablement affaibli leur position politique et diplomatique dans le Proche Orient.
Un revirement radical est indispensable. Il faut traiter les pays arabes en partenaires et considérer le peuple arabe
comme adulte et les pays de l’Union européenne doivent s’affranchir du carcan diplomatique américain.
Dans les révoltes arabes, il y a une constante : l’islamisme n’a qu’une influence mineure dans les mouvements
populaires qui secouent toutes les dictatures arabes peu ou prou soutenues par l’Occident.
Et en Europe ?
Ce vaste mouvement de remise en question des régimes totalitaires du Proche Orient a-t-il une influence en Europe ?
La réponse est oui.Les révoltes arabes ont secoué la « Vieille » Europe. Les « certitudes » des penseurs
officiels ont volé en éclats. Ils sont pitoyables sur les plateaux de télévision. Certains n’osent plus se montrer. D’autres prennent un air étonné et se trouvent dans l’incapacité d’analyser ces
faits historiques. Evidemment, tout cela sort de leurs schémas. Jacques Julliard, un des seuls intellectuels de gauche lucide, éditorialiste à l’hebdo « Marianne » écrit :
« La preuve est faite que les droits de l’homme ne sont pas des valeurs occidentales, mais bien des valeurs universelles. » Cela est une fameuse leçon pour les tenants du « droit à
la différence » qui devenait petit à petit « la différence de droit » !
L’attitude lamentable de la gauche dite démocratique en Europe face à cette révolution,
prouve son ignorance théorique, son incapacité à analyser les événements et son absence totale de réponse aux défis de notre temps. L’exemple le plus caricatural est celui du… caricaturiste
Plantu qui a accepté tout récemment de recevoir un prix du très démocratique émirat de Qatar !
Le caricaturiste français Plantu reçoit un prix de
la part du très démocratique émirat de Qatar.
Quelles sont ces fausses « certitudes » ? La première, c’est l’idéologie
née du livre de Samuel Huntington « Le choc des civilisations » qui justifiait une sorte de conflit global entre l’Islam et l’Occident, en raison de la supériorité de ce dernier.
L’analyse de Huntington partait du fait que les civilisations non occidentales, essentiellement la Chinoise et la Musulmane, n’ont pas de contacts avec l’Occident et ne peuvent dès lors évoluer.
Aussi, il y a automatiquement conflit.
Cette théorie absurde avait déjà du plomb dans l’aile. Les derniers événements l’ont
rejetée dans les poubelles du fameux néo conservatisme qui subsiste encore chez des néolibéraux indécrottables.
La seconde, c’est le déclinisme. Certains pensaient que la pensée universelle était en
déclin et que le différentialisme allait s’imposer. Or, les aspirations des peuples arabes en lutte prouvent le contraire, contrairement à ce qu’écrit Ayaan Hirsi Ali, la militante anti – islamiste d’origine somalienne, aujourd’hui réfugiée aux Etats- Unis : « Quand je regarde les images des masses au Caire, je n'ai aucune peine à imaginer le fort sentiment
d'unité qui les habite. Beaucoup de téléspectateurs occidentaux s'identifient aux milliers de manifestants - pas seulement en Egypte, mais aussi en Tunisie, en Jordanie, au Yémen et ailleurs -
pour exiger la fin de la dictature. D'innombrables commentateurs ont dressé des comparaisons avec les révolutions de 1989 en Europe de l'Est.
Or, cette comparaison méconnaît la profonde
différence entre une foule occidentale et musulmane. Les motivations qui poussent les peuples d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient à envahir les rues sont multiples. Mais rien ne les réunit mieux
que la prière collective, en particulier celle du vendredi. La mosquée autant que la rue : voilà une clef d'intelligibilité de ce soulèvement. »
Certes, il n’y a guère de points communs entre
les mouvements de « libération » en Europe de l’Est en 1989 et la révolte arabe actuelle. Les motivations ne sont pas du tout les mêmes. Mais la circonscrire à une prière collective est
à la fois faux et réducteur. C’est faux parce que le mouvement n’est pas d’ordre religieux et c’est réducteur car le monde arabo-musulman est imprégné de la culture de l’Islam. Ce n’est pas
(encore) une révolution laïque, que certains Européens quelque peu naïfs croient déceler, mais des intellectuels arabes réclament une société laïque sans pour autant renier leur culture
musulmane. Ayaan Hirsi Ali fait en plus part de son pessimisme : « Mais aujourd'hui les masses ont également besoin d'articuler ce qu'elles veulent. La BBC a demandé à un manifestant
égyptien de commenter le caractère spontané de la protestation. "Nous n'avons pas besoin de leader", a-t-il répondu - au grand étonnement du journaliste et sans doute de la plupart des
téléspectateurs occidentaux.
On peut parfaitement comprendre son aversion
pour le leadership compte tenu des changements de pouvoir tels qu'ils ont eu cours dans le monde arabe. Là, des gens qui arrivent en libérateurs se muent sur un mode somnambulique en dictateurs
jusqu'à ce qu'un autre vienne mobiliser les masses pour libérer la nation de son ex-libérateur. Immanquablement, l'homme nouveau rétablit la vieille infrastructure de mouchardage et de
torture. » Certes, comme écrit plus haut, c’est un mouvement sans structures, ce qui est sa faiblesse. Mais la jeunesse arabe se méfie d’un éventuel nouveau leader charismatique. Aussi, une
dictature du type de celles qui viennent d’être renversées n’est guère probable. Certes, des Egyptiens ont brandi des portraits de Nasser lors de manifestations de soutien au mouvement, mais
c’était… en Europe. Le danger totalitaire vient d’ailleurs : l’armée et l’immobilisme de l’économie.
Le consensus de Pékin
Enfin, il faut sortir de ce qu’on appelle le
« consensus de Pékin ». De quoi s’agit-il ? « Depuis quelques années, on célèbre à satiété ce qu'on appelle le "consensus de Pékin". C'est une formule élégante pour décrire
des régimes qui prônent à la fois le capitalisme et le parti unique. On y voit la martingale gagnante pour les pays du Sud, la recette du décollage économique et social, celle de l'intégration
dans l'économie globalisée. L'exemple vient de Chine - sacrée cette semaine deuxième économie mondiale derrière les Etats-Unis. Même si les Chinois se sont toujours gardés de "vendre" leur
modèle, le "consensus de Pékin" n'a cessé de faire des émules.
En Russie, Vladimir Poutine s'en inspire, sans
le dire, mais le modèle tente aussi nombre de pays africains. Il séduit l'équipe de Mahmoud Ahmadinejad en Iran. Il est copié par d'autres en Asie et ailleurs. L'équation gagnante à tous coups
résiderait dans la fameuse combinaison chinoise : libre entreprise et autoritarisme politique. Voilà ce qui marche ! C'est ce qu'on pensait aussi en Egypte, du moins jusqu'à l'incongruité
survenue au beau milieu de ce doux hiver des bords de Nil : la Grande Révolte de la place Tahrir.
Le "consensus de Pékin" n'était pas vanté qu'au
Sud. Il s'est trouvé des experts aux Etats-Unis et en Europe pour imaginer qu'il allait dominer le siècle. L'expression serait due à l'Américain Joshua Cooper Ramo. Auteur et consultant, Cooper
Ramo l'a forgée en 2004 en opposition à ce qu'on a appelé vers la fin des années 1980 le "consensus de Washington" : gouvernance la plus démocratique possible, libre entreprise et immédiate
ouverture des frontières aux capitaux et marchandises du monde entier - voilà ce que le Fonds monétaire international (FMI) et le département du Trésor américain, notamment, vantaient alors comme
le modèle gagnant-gagnant pour les économies du Sud et celles nouvellement désoviétisées de Russie et d'Europe orientale. » (Alain Franchon dans Le « Monde » du 17 février
2011)
Il est donc clair que la priorité absolue est
donnée à l’économie de marché néolibérale au détriment d’un régime de liberté, d’égalité et de fraternité qui a pour nom la démocratie.
Manifestation en Algérie le 15 février
: la révolte
arabe est bien vivante. Le peuple ne
faiblit pas. Un
coup sévère aux néolibéraux
totalitaires.
Nul ne sait ce qu’il adviendra de la révolte
arabe toujours en cours qui s’attaque aujourd’hui à de gros morceaux : les pays producteurs de pétrole comme la Libye, l’Algérie, les monarchies absolues de la péninsule arabique et l’Irak.
On peut penser que les Etats-Unis ne verront pas d’un bon œil l’éventuel renversement de leurs « alliés » pétroliers et tenteront de réagir. Cependant, ils sont mal pris, Obama ayant
ouvertement soutenu le renversement de son ex-ami Moubarak. L’opinion publique ne comprendrait pas un revirement pour soutenir les monarchies arabes détestées et méprisées dans une grande partie
du monde.
En tout cas, quoiqu’il arrive, la révolte arabe
aura porté un coup sévère sinon mortel au « consensus de Pékin ».
Pierre Verhas