Je ne me souviens plus qui a récemment dit : « La démocratie, c’est la séparation ». C’est ce que démontre Jean-Philippe Schreiber en se penchant sur les relations tout d’abord de l’Eglise catholique et de l’Etat dès les débuts du Royaume de Belgique en 1830 et ensuite, des Eglises et même de la Laïcité et de l’Etat.
L’auteur démontre que la Belgique connaît un véritable régime de séparation du spirituel et du temporel. Une des premières dispositions prises par le Congrès où domine l’opinion catholique, quelques jours à peine après la révolution belge, fut un arrêté du 16 octobre garantissant la liberté de conscience. En effet, ce fut l’évêque de Malines qui revendiqua cette disposition, le régime hollandais ne lui ayant pas accordé la liberté et l’indépendance. Et de là, naquit la séparation en définitive réclamée par la toute puissante église catholique belge.
L’ambigüité de l’Eglise catholique
Là-dessus, les deux grands courants de la bourgeoisie belge de l’époque, les catholiques et les libéraux, étaient d’accord, mais bien entendu pour des raisons différentes. Aussi, dans un même article, la Constitution accorde la liberté de culte et la liberté d’expression. L’Etat ne pourra donc s’ingérer dans les affaires d’un culte et tous les cultes sont mis sur le même pied d’égalité. Et cela va même plus loin. L’Etat reprend à son compte l’Etat civil qui appartenait au clergé via les paroisses. Il impose même l’obligation du mariage civil précédant le mariage religieux.
Ici, cependant, il y a un paradoxe. Le mariage religieux étant une cérémonie privée ne devrait normalement pas rentrer en ligne de compte, le mariage civil étant le seul à officialiser une union, qu’il précède ou non le mariage religieux. En plus, d’après plusieurs historiens, il y a eu un échange – on dit aujourd’hui un « deal » - entre les cléricaux et les tenants de la société civile : le mariage civil contre la liberté de l’enseignement.
En définitive, à l’époque, les cléricaux donnaient la priorité à l’indépendance de l’Eglise, c’est pourquoi ils ont accepté ces propositions. Cependant, un acte religieux ne pouvait en aucun cas entraîner un effet juridique. L’Etat est le seul générateur d’actes civils. C’était, à l’époque, un progrès considérable. N’oublions pas que l’Europe était dominée par des monarchies absolues où l’Eglise jouissait de grands pouvoirs.
Un autre aspect porte sur le traitement des « ministres du culte » qui est pris en charge par l’Etat, comme c’est toujours le cas aujourd’hui. Et là aussi, il s’agissait grossomodo d’un « deal » pour indemniser le clergé des expropriations qu’il avait subies lors de la Révolution française. Pour Jean-Philippe Schreiber, cet article de la Constitution (art 117/181) sur le traitement des ministres du culte est « séparateur » : c’est au législateur à accorder aux cultes qu’il juge aptes les traitements et d’en fixer le montant, sans intervention du clergé concerné. En outre, dès 1831, ce fut la reconnaissance du pluralisme religieux. Ce qui fut une avancée considérable eu égard à la puissance de l’Eglise catholique en Belgique.
Cependant, si ces textes instaurant les libertés fondamentales et la séparation de l’Eglise et de l’Etat furent considérés à l’époque comme les plus démocratiques, ce n’était en définitive que des textes. Tout autre chose est l’application des principes sur le terrain.
En réalité, l’Eglise, même si elle en tirait certains avantages, ne pouvait supporter l’esprit et la lettre de cette Constitution proclamant des libertés qu’elle estimait entraver sa mission d’évangélisation. Une encyclique du Pape Grégoire XVI prône l’alliance entre l’Eglise et l’Etat et condamne les libertés belges. Cette condamnation persista jusqu’en 1878. Mais, les catholiques belges étaient pragmatiques et ils voyaient dans la liberté de l’enseignement un formidable moyen pour diffuser le message chrétien. « Les catholiques voyaient en effet dans la liberté de l’enseignement voulue par leurs prédécesseurs au Congrès national un instrument de diffusion du catholicisme et un respect des exigences religieuses par le pouvoir civil. Les libéraux avaient quant à eux la conviction que cette liberté de l’enseignement devait assurer le libre droit des citoyens de fonder des établissements scolaires et dans le même temps l’affranchissement de l’homme, et éviter l’immixtion de l’Eglise dans les écoles de l’Etat – un Etat dont le rôle devait par ailleurs être réduit au minimum. »
On le voit ! Sur un même principe constitutionnel s’affrontent deux conceptions totalement opposées. Et c’est toujours le cas de nos jours.
L’enseignement est majoritairement confessionnel.
En matière d’enseignement, Jean-Philippe Schreiber décrit les différentes interprétations du prescrit constitutionnel en fonction des appartenances politiques et religieuses qui a abouti à ce qu’on a appelé le « concordat scolaire » qui est la loi du libéral Nothomb de 1842 qui se voulait être un compromis, mais qui donne à l’église des pouvoirs sur tout l’enseignement, même public. En réalité, le catholicisme a gagné par le truchement de l’Etat laïque. Schreiber écrit : « La liberté de l’enseignement inscrite dans la Constitution, l’Eglise la voulait en effet pour elle, et pour elle uniquement, afin de rétablir une suprématie que plusieurs années de laïcisation avaient mises en péril. » Cela dit, la Belgique sera au XIXe siècle le seul pays d’Europe à majorité catholique à ne pas signer de concordat avec le Vatican.
Ce qu’on appelle aujourd’hui la laïcité a gagné sur le plan politique, mais a perdu sur la question de l’instruction. L’Eglise a réussi, notamment suite à la guerre scolaire de 1879-1884 à installer un réseau scolaire confessionnel très dense au détriment de l’enseignement public. Et le camp laïque s’est divisé après la guerre 14-18, les partis libéral et socialiste se séparant sur les questions économiques et sociales. En plus, le parti socialiste était moins mobilisé sur la question philosophique. L’Eglise en profita pour faire instaurer un système de subvention à l’enseignement libre. Ce système de subventions persista et prit de plus en plus d’ampleur jusque dans les années 1950. Il fut le prélude à la guerre scolaire de 1958.
Elle s’est terminée par un compromis qui fut le pacte scolaire de 1959 qui est toujours en vigueur et qui a même été inscrit dans la Constitution en 1988. Mais ce pacte ne mit pas fin au clivage laïque – catholique. Cependant, les choses – avec l’évolution de la société – changèrent : les partis politiques se déconfessionalisèrent, la laïcité elle-même se transforma.
La position et la victoire de la laïcité
En 1969, fut fondé le Centre d’Action Laïque, le CAL, avec une conception de la laïcité dite philosophique, ou humanisme laïque « qui fit de celle-ci [la laïcité] une option convictionnelle ou une conception de la vie parmi d’autres au sein d’une société structurée autour des piliers idéologiques. » Quant au combat laïque pour l’école, il connut de nouveaux échecs par la « liberté subsidiée », la présence religieuse dans l’enseignement officiel et la faveur accordée à l’école catholique par la majorité des parents.
Mais c’est dans les questions dites de société que la laïcité prit un tournant. Ce fut la bataille pour la dépénalisation de l’avortement qui débuta avec l’emprisonnement du Dr Peers en 1973 et aboutit à la loi de 1990 dépénalisant partiellement l’IVG. Sur toutes ces questions, la Belgique s’est fortement laïcisée durant les trente dernières années du XXe siècle. En 1971, il y eut la loi sur la crémation, celle de 1973 abrogeant l’interdiction de la publicité pour les préservatifs, la suppression de l’invocation à la divinité en 1974, le financement de la laïcité en 1981 et sa reconnaissance en 1988, sans oublier la dépénalisation de l’adultère en 1988 et la cohabitation légale en 1998. D’autres dispositions légales très importantes ont été prises sous le gouvernement Verhofstadt de 1999 à 2007, comme la loi sur l’euthanasie, la bioéthique, le mariage homosexuel, l’adoption par des personnes de même sexe.
La Belgique est devenue ainsi un des pays les plus progressistes d’Europe « inscrivant l’évolution des mœurs et des mentalités dans son droit. Une Belgique très sécularisée aussi, où la pratique religieuse est en baisse spectaculaire, où l’incroyance est une des plus élevée d’Europe et où un enfant sur deux naît hors mariage. »
Une histoire belge !
Si la séparation n’est pas inscrite dans la Constitution, on dit souvent que les cultes sont « reconnus » par le législateur. Or, ce n’est pas si simple. Les cultes catholique, protestant et israélite étaient reconnus avant l’indépendance belge. Les trois autres (anglican, islamique, orthodoxe) n’ont pas été reconnus comme tels mais pour leur financement par l’Etat. En 1831, la Constitution ne reconnaissait pas les cultes, elle permettait la rétribution des ministres du culte. Ce n’est qu’en 1988 que l’on a introduit la notion de « cultes reconnus », mais il n’est pas précisé comment les reconnaître ! C’est une histoire Belge !
Il n’empêche que selon Jean-Philippe Schreiber, « la Belgique est donc laïque – au sens d’un principe de droit public, organisateur de la séparation de l’Etat avec la tutelle religieuse, de leur indépendance réciproque et de l’impartialité du pouvoir civil – sur pratiquement tous les plans, sauf en matière scolaire. »
L’Etat est-il neutre ?
Se pose ainsi la question de la neutralité de l’Etat. Pour l’auteur, un Etat démocratique n’est pas neutre. « Il est égalitaire et impartial, en même temps qu’il prône les valeurs démocratiques qui le fondent. » Il prend l’exemple de l’enseignement qui est tenu à transmettre un savoir qui reflète des options bien nettes comme les droits de l’homme, l’antifascisme, la théorie de l’évolution, par exemple. À ce sujet, je ne peux suivre Jean-Philippe Schreiber : l’impartialité de l’Etat peut évoluer. On peut parfaitement imaginer un Etat dominé par les partisans une idéologie contraire aux idéaux des Lumières inscrits dans la Constitution et qui s’en servent pour imposer leur pensée à la société, un peu comme l’Eglise s’est servi pour s’imposer, des principes des libertés constitutionnelles qu’elle combat par ailleurs.
L’Etat fait parfois des compromis : ainsi, il y a un accord entre le Maroc et la Belgique qui permet l’inscription dans la rubrique état-civil de la carte d’identité de l’expression « répudiée » pour des femmes marocaines vivant en Belgique mais « jouissant » de cet état au Maroc. La répudiation n’est pas un état civil reconnu et est éthiquement inacceptable dans nos principes.
Le financement des cultes et de la laïcité
L’argent étant le nerf de la guerre, la question de financement des cultes est fondamentale. Ce ne sont pas les cultes qui sont financés par l’Etat, mais les ministres du culte qui sont rétribués par lui. Ce sont les provinces et les communes qui prennent en charge les lieux du culte et qui épongent les déficits des Fabriques d’église, ce qui représente une charge assez importante. La reconnaissance en 1978 du culte islamique n’a pas encore résolu le problème de son financement, l’Islam n’ayant pas un clergé bien établi comme les autres religions. Dès lors, les imams ne sont pas rétribués au même titre que les officiants des autres cultes.
D’autres formes de financement existent via la loi de 1921 sur les associations où pléthore d’ASBL marquées confessionnellement sont subsidiées aussi bien par l’Etat que par les entités fédérées. Enfin, il y a le financement indirect par toute une série d’exonérations fiscales.
Face à cette confusion, certains souhaitent supprimer le financement des cultes par la puissance publique. D'autres répliquent : « Ne plus financer les cultes entraînerait la disparition de tout contrôle de l’Etat, sur ceux-ci et leur éventuelle radicalisation… » Au contraire, Jean-Philippe Schreiber revendique clairement une suppression du financement des cultes et de la « laïcité organisée », considérant que cela n'a aucune incidence sur le contrôle exercé par l'Etat, contrôle qui lui est interdit dans les deux cas de figure, en raison du principe constitutionnel de séparation. De toute façon, la question de l’avenir du financement se pose. L’Union européenne acceptera-t-elle que se poursuive le financement des cultes par l’Etat qui pourrait être considéré comme une « aide d’Etat » ? Ensuite, il y a le nombre de prêtres. Ainsi, en Belgique, il y a 17.000 réguliers qui sont financés uniquement par l’Eglise. « Si l’Eglise catholique parvient à financer ceux-ci sur ses fonds propres, il n’y a pas de doute qu’elle peut en faire autant avec les prêtres séculiers qui sont (…) beaucoup moins nombreux. »
On le voit, les ambigüités et les contradictions du système sont innombrables. L’ouvrage les décrit en conclusion. Et, pour moi, il y a une contradiction à propos de la laïcité organisée dont les activités sont reconnues comme un culte et qui reçoit un financement similaire à celui des cultes religieux. C’est une incongruité ! En outre, la laïcité « organisée » ne revendique plus que soit inscrite dans la Constitution, la séparation totale de l’Eglise et de l’Etat, car son financement comme celui des cultes ne serait évidemment plus assuré !
Deux autres phénomènes font bouger les choses en la matière. C’est tout d’abord le poids de l’Union européenne qui amène déjà une diversification des cultes et le traité de Lisbonne en instaurant le « dialogue » entre la Commission et les autorités religieuses et « philosophiques » pourrait à terme délaïciser la construction européenne. Déjà, le Vatican veut que soit inscrit dans le préambule au Traité « les racines chrétiennes de l’Europe » et on a vu récemment l’incident de la crèche de Noël que l’association intégriste Civitas a fait bénir dans l’enceinte du Parlement européen à Bruxelles.
Le second défi est le poids de plus en plus grand de l’Islam en Europe. Là aussi, la laïcité organisée le prend avant tout comme un adversaire à combattre en insistant sur la question du foulard. Cela a été écrit ici à plusieurs reprises : l’interdiction du foulard n’est pas une bonne stratégie, car la stratégie de la tension apporte toujours la défaite à celui qui en use.
La laïcité qui a, comme l’a très bien décrit Jean-Philippe Schreiber, réussi à construire une société belge sécularisée et progressiste dans les domaines éthiques et des libertés individuelles, malgré son échec dans le domaine de l’enseignement, garde toujours son complexe « minoritaire », car elle s’avance non plus comme une force de progrès, mais comme un rempart contre les tenants de l’obscurantisme. Or, c’est en redevenant cette force de progrès qu’elle rallumera son flambeau.
Pierre Verhas