Débattre de la question palestinienne sans parler de l’antisémitisme est un leurre.
L’antisémitisme se manifeste à nouveau en Europe de manière virulente : profanations de tombes juives, agressions verbales et physiques de personne appartenant – ou soupçonnées d’appartenir – à la communauté juive, destructions de biens et de bâtiments lui appartenant, « posts » particulièrement agressifs sur les réseaux sociaux ne se comptent plus.
Cette situation est très inquiétante, car au-delà des préjudices et des traumatismes causés par ces actes, il y a un risque de banalisation de l’antisémitisme que certains considèrent comme inhérent à notre société, en dépit des condamnations fermes des autorités officielles et des grands médias.
Cependant, au risque de vous choquer, certaines de ces réactions peuvent être contre-productives, car par leur multiplication et aussi par les propos excessifs de certaines personnes se posant en avant-garde du combat contre l’antisémitisme – pensons entre autres à l’ineffable BHL –, cela contribue à cette banalisation.
D’autre part, et c’est sans doute cela le plus inquiétant, il y a une tendance au sein de la classe dirigeante à élargir la définition de l’antisémitisme en y assimilant l’antisionisme.
C’est en réalité confondre l’opposition à une doctrine politique avec la haine des Juifs.
Le sionisme fondé à la fin du XIXe siècle par le journaliste juif autrichien Théodore Herzl qui s’inscrivait dans le principe des nationalités à l’européenne de cette époque, visait à fonder un Etat juif en Palestine. Certes, l’idée de la création de cet Etat était entre autres motivée par les graves manifestations d’antisémitisme qui sévissaient d’abord par les pogroms en Europe centrale et en Russie, mais aussi en France lors de l’affaire Dreyfus. Mais, l’essentiel de la pensée sioniste était de fonder une nation assurant l’autodétermination du peuple juif.
L’antisémitisme est la manifestation violente d’une haine à l’égard des Juifs où qu’ils se trouvent. Il a une double origine.
- Religieuse : « le peuple déicide » qui devait être châtié ;
- Politique : la légende – on dirait aujourd’hui « fake news » - d’un complot cherchant à assurer la domination du monde par les Juifs grâce à leur finance avec la complicité des francs-maçons.
Ces fantasmes sont toujours vivaces aujourd’hui. Ils s’expriment moins qu’auparavant, suite aux lois qui punissent sévèrement les actes et propos racistes et antisémites, mais il reste encore des auteurs et des polémistes qui entretiennent cette « idéologie ». On songe entre autres au français Soral et aux négationnistes comme Faurisson.
D’autre part, on le voit avec la crise des « gilets jaunes », il y eut plusieurs manifestations d’antisémitisme et certains antisémites se cachent derrière l’antisionisme pour distiller leur haine. Celles-ci furent matées mais aussi montées en épingle par le président Macron afin de discréditer le mouvement des « gilets jaunes » et aussi de faire adopter une loi réprimant avec plus de sévérité l’antisémitisme auquel on assimilera l’antisionisme.
Tout cela n’est pas innocent.
Une dangereuse définition
En 1998, fut fondée sous l’impulsion de l’Etat d’Israël, une Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA International Holocaust Remembrance Alliance). Cette alliance intergouvernementale regroupe 31 Etats membres dont la Belgique et est présidée cette année par le Grand-Duché du Luxembourg et le sera en 2020 par l’Allemagne. Elle a concocté une définition de l’antisémitisme qu’elle voudrait voir adoptée par tous les Etats membres. Elle fut d’ailleurs adoptée en 2017 par le Parlement européen. Lors du tout récent dîner du CRIF (le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France qui est l’association quasi officielle des Juifs français, bien que pas mal d’entre eux ne s’y reconnaissent pas), Macron a déclaré qu’il y adhérait pour l’élaboration de son projet de loi.
Quelle est cette définition ?
« L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer par la haine envers les Juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des personnes juives ou non-juives et/ou leur propriété, contre les institutions de la communauté juive ou les lieux religieux ».
Tout juriste digne de ce nom dira qu’une définition aussi imprécise est un « nid à procès » et ne peut que générer des litiges. En effet, que signifie l’expression « une certaine perception de Juifs » ?
Voici l’analyse qu’en fait l’UJFP, l’Union des Juifs Français pour la Paix.
Impossible de savoir ce que signifie « une certaine perception » mais il est évident que cette « définition » peu précise - heureusement non contraignante - englobe plus que les actes de racisme tels que ceux qui ont explosé en France ces derniers jours et qui tombent en effet sous le coup de la loi.
Apparemment, cette définition de l’antisémitisme ne contient aucune mention à l’antisionisme. Cependant, il en est tut autrement si on lit les exemples explicatifs de cette définition qui, sans le nommer, assimile l’antisionisme à un acte raciste.
Sur le site de l’IHRA, on précise en effet que l’antisémitisme peut être : « Nier le droit à l’autodétermination du peuple juif, par exemple en déclarant que l’existence de l’État d’Israël est un projet raciste. ». (2)
Observons que nier le droit à l’autodétermination du peuple palestinien n’est pas du racisme. Nous avons donc affaire ici à du racisme à géométrie variable !
En plus, depuis le 18 juillet 2018, la Knesset, le Parlement israélien, a adopté la loi dite de l’Etat nation qui donne la prééminence aux Juifs du monde entier sur les citoyens non juifs habitant l’Etat d’Israël depuis plusieurs générations.
En décrétant qu’Israël est l’« Etat-nation du peuple juif », l’actuel gouvernement israélien a consacré le régime d’apartheid qu’il impose aux Palestiniens, préparant l’annexion des territoires occupés et colonisés, ruinant ainsi toute perspective de coexistence pacifique de deux Etats. Et cela est dénoncé par de nombreux politologues, historiens, philosophes, journalistes, démocrates juifs du monde entier.
Macron n’a rien compris.
Macron, comme dit Dominique Vidal, fit un beau discours malheureusement entaché par sa dernière phrase.
« L’antisionisme est la forme réinventée de l’antisémitisme », proclame le président Macron à la fin de son discours. Il n’a manifestement pas tirer les leçons de l’histoire et ne comprend rien au droit international. Il montre simplement que la propagande israélienne a fait son effet en France. Mais aussi en Grande-Bretagne où a été particulièrement ciblé Jeremy Corbyn, leader du parti travailliste, très critique à l’égard des crimes commis par les forces israéliennes d’occupation de la Palestine. Tout récemment, plusieurs membres de son parti ont démissionné pour ce motif apparent, fragilisant d’autant plus un parti progressiste en pleine tempête du Brexit… Et il y eut auparavant des attaques contre Corbyn à l’occasion de la venue du cinéaste Ken Loach venu recevoir son titre de docteur honoris causa à l’ULB. Heureusement, le recteur de cette Université – Yvon Englert qui est Juif – a courageusement résisté aux pressions des milieux sionistes extrémistes et Ken Loach reçut son titre.
Le Docteur Yvon Englert, actuel Recteur de l’Université Libre de Bruxelles a eu le courage de résister aux terribles pressions des milieux sionistes.
Cette guerre de propagande fait rage au moment où la campagne mondiale BDS (Boycott - Désinvestissements – Sanctions), lancée à l’appel des diverses associations, syndicats, ONG palestiniens, gagne chaque jour des points, pour laquelle j’ai un avis nuancé.
Il s’agit d’une riposte citoyenne face aux compromissions et complicités de gouvernements et de milieux d’affaires avec un Etat qui commet sans cesse des crimes contre l’humanité par son occupation meurtrière de la Palestine. De plus, Israël menace la paix mondiale en s’alliant avec les Etats-Unis et l’Arabie saoudite contre l’Iran devenu le symbole de l’ennemi à détruire par la force. Cela n’empêche pas l’Union européenne d’entretenir d’étroites relations économiques et politiques avec Israël, malgré les violations permanentes des droits humains, les destructions systématiques des infrastructures payées par l’Europe pour aider la population palestinienne privée de tout.
Les critiques anti-israéliennes augmentent dans le monde entier. L’oppression sanglante vécue par les Palestiniens alimente les indignations majoritairement non violentes des défenseurs des droits humains. L’obstination des gouvernements occidentaux à garantir une impunité totale à Israël provoque malheureusement des actions violentes à caractère politique mais aussi antisémites, fermement condamnées par tous les démocrates y compris antisionistes. Cette impunité est la pire menace qui plane sur les Juifs car elle alimente la colère et parfois la haine. C’est bien ce que l‘on a constaté avec le terrorisme placé sous le drapeau noir de Daesh et les crimes inexcusables qui ont été perpétrés. Aussi inexcusables que les massacres de populations civiles sous les bombes israéliennes à Gaza.
Même en Belgique
Caricatures antisémite sur un char au dernier carnaval d'Alost... qui fait partie du patrimoine immatériel de l'UNESCO ! Même en Belgique !
Les dénonciations pacifiques du colonialisme sioniste, basées sur le droit international et les résolutions des Nations Unies, ne peuvent en aucun cas être confondues avec les actes antisémites odieux qui se produisent dans des pays comme la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche ou la Pologne qui n’ont pas encore accompli leur travail mémoriel sur la complicité de leurs dirigeants et d’une partie de leurs populations avec le génocide des Juifs lors de la deuxième guerre mondiale. Ces actes traduisent aussi l’incommensurable bêtise de gens frustrés par de multiples raisons. Là aussi, aucune excuse n’est possible. Mais les inégalités qui s’accentuent dans notre système néolibéral mondialisé ne feront qu’exacerber ces réactions bêtes et brutales qui doivent être réprimées comme l’autorisent les lois sur le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie.
Frantz Fanon dans « Peau Noire Masques Blancs » déclarait : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l'oreille, on parle de vous. » Car toute forme de racisme doit être combattue, partout dans le monde. A nos portes, pour commencer.
Cela n’est pas terminé !
Et je laisserai la conclusion à l’historien israélien Shlomo Sand auteur du remarquable ouvrage « Comment le peuple juif a été inventé ? » (Fayard, 2008).
« Tout d’abord, le sionisme n’est pas le judaïsme, contre lequel il constitue même une révolte radicale. Tout au long des siècles, les juifs pieux ont nourri une profonde ferveur envers leur terre sainte, plus particulièrement pour Jérusalem, mais ils s’en sont tenus au précepte talmudique qui leur intimait de ne pas y émigrer collectivement, avant la venue du Messie. En effet, la terre n’appartient pas aux juifs mais à Dieu. Dieu a donné et Dieu a repris, et lorsqu’il le voudra, il enverra le Messie pour restituer. Quand le sionisme est apparu, il a enlevé de son siège le « Tout Puissant », pour lui substituer le sujet humain actif.
Chacun de nous peut se prononcer sur le point de savoir si le projet de créer un Etat juif exclusif sur un morceau de territoire ultra-majoritairement peuplé d’Arabes, est une idée morale. En 1917, la Palestine comptait 700.000 musulmans et chrétiens arabes et environ 60.000 juifs dont la moitié étaient opposés au sionisme. Jusqu’alors, les masses du peuple yiddish, voulant fuir les pogroms de l’empire Russe, avaient préféré émigrer vers le continent américain, que deux millions atteignirent effectivement, échappant ainsi aux persécutions nazies (et à celles du régime de Vichy).
En 1948, il y avait en Palestine : 650 000 juifs et 1,3 million de musulmans et chrétiens arabes dont 700.000 devinrent des réfugiés : c’est sur ces bases démographiques qu’est né l’Etat d’Israël. Malgré cela, et dans le contexte de l’extermination des juifs d’Europe, nombre d’antisionistes sont parvenus à la conclusion que si l’on ne veut pas créer de nouvelles tragédies, il convient de considérer l’Etat d’Israël comme un fait accompli irréversible. Un enfant né d’un viol a bien le droit de vivre, mais que se passe-t-il si cet enfant marche sur les traces de son père ?
Et vint l’année 1967 : depuis lors Israël règne sur 5,5 millions de Palestiniens, privés de droits civiques, politiques et sociaux. Ils sont assujettis par Israël à un contrôle militaire : pour une partie d’entre eux, dans une sorte de « réserve d’Indiens » en Cisjordanie, tandis que d’autres sont enfermés dans un « réserve de barbelés » à Gaza (70% de ceux-ci sont des réfugiés ou des descendants de réfugiés). Israël, qui ne cesse de proclamer son désir de paix, considère les territoires conquis en 1967 comme faisant intégralement partie de « la terre d’Israël », et s’y comporte selon son bon vouloir : jusqu’à présent, 600 000 colons israéliens juifs y ont été installés… et cela n’est pas terminé ! »
Pierre Verhas